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Pourquoi fermer une entreprise qui marche ?

22 Juin 2025

J’avais souvent voulu fermer mon entreprise.
J’aurais dû le faire plus tôt.
Quel entrepreneur n’a jamais envisagé de fermer sur un coup de tête ? Entreprendre, c’est difficile, personne ne vous dira le contraire.
Mais quand on est rentable, on ne ferme pas.

Personne ne te donne jamais cette permission.
Tant que tu brilles, tu es « ambitieuse ».
Le jour où tu questionnes le modèle, tu deviens « instable ».

J’avais commencé créative et graphiste, et je finissais assistante, sous couvert du joli nom de « Bras droit ». À rappeler à mon client ce qu’il devait faire dans sa journée, à rédiger des mails creux, à closer pour d’autres.
Un « What The Fuck » permanent.
Mais je continuais, parce que j’attendais encore le jour où ça paierait. Le jour où j’aurais trouvé la bonne formule pour un business model aligné ET rentable.

J’étais mon business.
Donc l’arrêter, c’était presque mourir.

Pourtant, le jour où j’ai pris cette décision, il ne s’est rien passé de spectaculaire.
Juste une question angoissante :

Qui suis-je si je ne suis plus celle qui entreprend ?
 

Ce qu’on ne dit pas sur l’idée de “réussir”

Quand on est indépendant, on ne vend pas une offre, on vend une version marketée de soi. C’est la logique néolibérale poussée jusqu’à l’absurde : ton corps, ton temps, ton image deviennent ta marchandise.

On croit qu’on gère son business, mais en réalité, c’est lui qui nous tient.

Et il y a une honte dont on ne parle pas. Celle d’être de l’entre-deux : pas assez rentable pour se glorifier, mais trop rentable pour se plaindre. Tu n’as pas fait faillite, mais tu n’as plus envie. Et ça, tu n’as pas le droit de le dire.

Ce n’est pas qu’on ne veut pas s’arrêter, c’est qu’on ne se l’autorise pas.
Parce qu’on a appris à mériter et à tenir.
Or ce conditionnement, personne ne vient le briser à notre place.

Dire stop, c’est risquer de se décevoir.
C’est ça, le vrai prix.
Pas le regard des autres.
On reste fidèle à une image dépassée de soi. Celle de la fille courageuse, celle qui ne renonce pas parce qu’elle vient d’en bas. On sait trop ce que ça a coûté pour en arriver là. Alors on serre les dents et on continue.


Fermer avant la chute

Je m’étais promis d’arrêter avant d’être aigrie.

On m’a souvent parlé des 4D pour ceux qui attendaient trop longtemps : Dépôt de bilan, dépression, divorce, décès.

Ce n’est pas un mythe, c’est la trajectoire de milliers d’entrepreneurs en France. Je m’étais jurée de ne pas attendre ça. De ne pas m’acharner pour ne pas finir aigrie ou en morceaux.

Je suis fière d’avoir anticipé cette décision et d’avoir su la prendre quand j’avais le choix. Je me suis offert ce luxe : un mari salarié, un matelas de trésorerie, du temps, un cadre.

On parle des reconversions comme d’un choix, mais pour beaucoup ça n’en est pas un. La plupart des entrepreneurs arrêtent trop tard, au pied du mur, endettés, épuisés, sans plan B. Je ne leur jette pas la pierre, renoncer, c’est probablement la chose la plus difficile à faire quand ton identité entière repose sur ce que tu as construit.

J’ai été marraine à 60 000 rebonds, une association qui aide les entrepreneurs ayant fait faillite à rebondir professionnellement en les accompagnant gratuitement dans leur reconstruction personnelle et la création d’un nouveau projet, et j’ai pu constater par moi-même… Je l’ai observé, chez les hommes et chez les femmes, peut-être plus encore : un regard éteint, plus de flamme. Elles qui ont tout donné, tout sacrifié, et qui, à 45 ans ou plus, se retrouvent dans une précarité inouïe, sans droits, sans réseau, sans visibilité sur la suite. Le marché n’en veut plus.

Alors si je peux transmettre une chose ici, c’est celle-là : Gardez-vous un an de trésorerie. Deux si possible, pour pouvoir vous arrêter sans vous écraser.
C’est votre allocation chômage.

C’est une responsabilité : sans marge, l’entrepreneur entre en détresse différée.

Ce qu’on perd. Ce qu’on gagne.

Mon hiver s’est structuré en trois mouvements :

  1. D’abord, la plainte.
    Victimisation. Déprime. Colère. Une douleur qui révèle à quel point on ne se sent plus à sa place. On ne se ment plus à soi-même, mais on ne sait pas quoi faire.
  2. Ensuite, l’analyse froide.
    Un SWOT de moi-même : forces, faiblesses, opportunités, menaces.
    Comme si je pouvais restructurer mon chaos intérieur à coups de stratégie.
  3. Enfin, la projection.
    Une semaine idéale. Des listes de ce que je veux, ce que je ne veux plus. Des visualisations, des mantras.

J’ai voulu contrôler la chute, la rendre utile. Mais on ne nous prépare pas à ça.
Les livres de développement personnel parlent de « rebondir », de « réaligner tes chakras business ». Mais quand tu viens de supprimer ton identité, tu n’as pas besoin de réalignement, tu as besoin d’errance.

Il faut accepter d’être une femme au milieu d’hypothèses.

Dans Mange, Prie, Aime, Elizabeth Gilbert raconte qu’après sa séparation, elle a passé des mois à ne rien faire d’utile. Elle a voyagé, pleuré, marché, dormi, médité, écrit. C’est une forme de quête.

Quand on a passé dix ans à courir, planifier, produire, il faut réapprendre à ne rien faire. Ni produire, ni publier, ni performer. Boire simplement une tasse de thé devient culpabilisant, comme s’il fallait mériter de s’asseoir.

Certes, tu perds un titre.

L’appartenance à une caste :
celle des indépendants « qui ont réussi à se créer leur vie ».

Tu perds le pseudo-prestige qui va avec le fait d’être ton propre patron.
Tu perds aussi le statut, les likes sur ton 
« parcours inspirant ».
Tu abandonnes tes certitudes, comme celle de croire que tu es une femme forte, qui gère.

Et ça fait mal.

Mais tu as désormais la liberté de tourner le dos à une culture qui glorifie la performance, la surproductivité, la stratégie, la viralité.
Plus besoin de vendre. de s’afficher. de monétiser.

Tu retrouves une forme de pouvoir et de liberté.
Tu peux te demander : Qu’est-ce que je veux créer ? transmettre ? ressentir ?
Tu gagnes un champ des possibles : Et maintenant ?


Entreprendre, un eldorado. Vraiment ?

On valorise l’indépendance comme LA voie de liberté.

Tous entrepreneurs, libres et potentiellement millionnaires. 

Vraiment ?

La réalité est plus violente.

  • Combien d’indépendants gagnent moins qu’un SMIC ?
  • Combien vivent sous perfusion de l’allocation chômage ?
  • Combien s’épuisent à chercher un équilibre qui ne vient jamais ?
  • Combien cartonnent en surface et s’écroulent en coulisses ?
  • Combien restent, alors qu’ils n’en ont plus envie, juste parce qu’ils ont peur du vide ?

Le vide, c’est effrayant.
Mais rester pour de mauvaises raisons, c’est un lent abandon de soi.

Être indépendante aujourd’hui, c’est jouer un rôle d’autant plus piégeant qu’il est libre.
Tu choisis tout, sauf de t’arrêter.
Tu es forte, donc tu tiens.
Tu es libre , donc tu n’as pas le droit de te plaindre.
Tu es visible , donc tu dois briller.

Et quand tu sens que tu trahis quelque chose de toi à force de tenir ?
Tu n’as ni les mots, ni les modèles.
Tu n’as même plus l’espace mental pour envisager que partir pourrait être un acte de respect personnel.

Mais tu retrouves ta puissance : celle de décider.


De l’entrepreneuriat au salariat : un chemin encore honteux

Quand j’ai pris ma décision, j’ai eu du mal à trouver des témoignages similaires.
On entend surtout : “J’ai quitté mon CDI pour vivre de ma passion.”
Mais l’inverse ? Très peu.
Comme si c’était une régression, un aveu d’échec.

Et pourtant, j’ai fini par trouver quelques ressources, comme ce podcast :
Retour au salariat après l’entrepreneuriat

Tout le monde ne rêve pas d’être entrepreneur et de jouer les stars sur les réseaux sociaux

Fermer une entreprise rentable, c’est refuser une fiction :
Celle qui prétend qu’entreprendre, c’est être libre.
Celle qui dénigre les CDI, et glorifie la prise de risque.

Ce qu’on devrait glorifier, ce n’est pas l’indépendance en soi, c’est la capacité à choisir. La liberté de bifurquer. 

L’autorisation de se dire : « Ce chemin-là m’a construite. Mais il ne me définit plus. »

Fermer une entreprise rentable dans mon cas, c’est cesser de me trahir.
C’est ne plus me forcer à briller, à produire, à « réussir » dans un modèle qui ne me correspond plus. C’est dire : Je ne veux plus jouer à ce jeu-là.
Ce jour-là, ce n’est pas juste un client que j’ai quitté.
C’est un système où la loyauté féminine n’est jamais perçue comme de la compétence, juste comme une ressource à exploiter tant qu’elle se tait.
J’ai cessé de me taire.

Je n’ai plus jamais été la même, et c’est tant mieux.

On m’a longtemps félicitée pour ma loyauté, ma fiabilité, ma capacité à tout supporter sans rien réclamer.
J’étais le bras droit idéal : rentable, efficace, silencieuse.
La femme soutien.
Celle qui ne dérange jamais, et qui assure dans l’ombre.

Je croyais que le respect viendrait en retour. Il ne venait pas.
J’étais utile, pas reconnue.
Nécessaire, mais remplaçable.

Et puis j’ai lu Silvia Federici.

Elle écrit que le capitalisme s’est construit sur le travail invisible des femmes.
Pas seulement les tâches ménagères, mais aussi le soin, l’écoute, la charge mentale, la diplomatie émotionnelle.

Tout ce qu’on fait sans compter, sans bruit, sans retour.
Tout ce qu’on nous fait passer pour naturel, quand c’est du taf.

Tant que je servais la machine, j’étais valorisée.
Mais pas en tant que personne : en tant que fonction.

Alors j’ai décidé d’arrêter.
D’arrêter de tenir les murs pour les autres.
De chercher à mériter l’attention par la discrétion.
De me contenter d’être un pilier sans voix.

Aujourd’hui, je parle, j’écris, j’enseigne et je transmets ce que j’ai compris.
Et je suis fière de ce rôle parce que je ne veux plus que ma fille, ou leurs filles, s’excusent d’être visibles.

Et si la véritable audace, c’était de refuser la glorification du sacrifice ?