Depuis l’après-Covid-19, la question de la motivation des salariés est redevenue centrale dans les débats managériaux. La généralisation du travail hybride, l’accélération de la digitalisation et l’incertitude économique permanente bouleversent les modes d’organisation et interrogent les leviers traditionnels de l’engagement au travail.
La motivation peut se définir comme « l’ensemble des forces qui déclenchent, orientent et maintiennent le comportement des individus dans l’accomplissement d’une tâche » (Vroom, 1964). On distingue classiquement la motivation intrinsèque, liée à l’intérêt pour le travail lui-même, et la motivation extrinsèque, issue de récompenses externes (salaire, promotion).
Dès les travaux d’Elton Mayo et de l’École des Relations humaines, la littérature a montré que la motivation des salariés était indissociable de leur bien-être, de la qualité des relations sociales et du sens donné au travail. Aujourd’hui, ces dimensions sont réinterrogées à l’heure de la montée en puissance de l’intelligence artificielle, de la flexibilité organisationnelle et des crises successives (sanitaires, géopolitiques, climatiques).
Cela pose une question centrale : comment repenser le management pour maintenir et développer la motivation des salariés dans un environnement incertain, numérique et déstructuré par rapport aux repères traditionnels de lieu et de temps ?
Nous montrerons d’abord que les transformations technologiques et organisationnelles remettent en cause les modèles classiques de motivation.
Nous verrons ensuite que ces mutations imposent l’adoption de nouvelles formes de management, plus organiques, participatives et responsables.
Enfin, nous analyserons comment ces évolutions ouvrent la voie à une redéfinition plus globale du lien entre motivation, performance et bien-être au travail.
Sommaire
Les limites des approches classiques de la motivation face aux mutations actuelles
1. Les apports fondateurs : rémunération, besoins hiérarchisés, attentes-résultats
Les premières théories de la motivation reposent sur une approche essentiellement rationnelle et instrumentale.
Pour Taylor, la motivation est d’abord salariale : le travailleur est incité par la rémunération à la pièce dans une logique d’optimisation du rendement. Cette conception mécaniste est enrichie par les apports psychologiques.
Maslow, lui, propose sa pyramide des besoins, distinguant besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance, d’estime et d’accomplissement. La motivation naît de la satisfaction progressive de ces besoins.
Herzberg distingue, quant à lui, les facteurs d’hygiène (salaire, conditions de travail) et les facteurs moteurs (responsabilisation, intérêt de la tâche), posant les bases d’une approche qualitative.
Enfin, Vroom en 1964, introduit la théorie des attentes, montrant que la motivation résulte d’une combinaison entre l’effort fourni, la performance attendue et la valeur de la récompense.
2. Le constat d’une efficacité décroissante : critiques du « bonheur au travail » et désengagement massif
Ces approches, longtemps dominantes, peinent à rendre compte des réalités actuelles.
En effet, le discours managérial contemporain tend à promouvoir le « bonheur au travail », mais cette injonction fait l’objet de critiques. Julia de Funès souligne qu’il peut s’agir d’une illusion, voire d’une nouvelle contrainte imposée aux salariés : on attend d’eux non seulement qu’ils travaillent, mais qu’ils se disent heureux.
Par ailleurs, les enquêtes internationales montrent un désengagement croissant. Selon le rapport Gallup 2023, 85 % des salariés dans le monde se disent « peu engagés » ou « désengagés » au travail. Ce décalage illustre les limites des leviers classiques, souvent trop centrés sur des récompenses extrinsèques et déconnectés des aspirations actuelles (sens, équilibre de vie, autonomie).
3. L’impact des crises et de l’IA : risques de déqualification et précarité accrue
Les mutations récentes amplifient encore ces limites.
Les crises économiques, sanitaires et géopolitiques rappellent la fragilité de l’emploi et alimentent l’incertitude. L’essor de l’intelligence artificielle soulève le spectre de la destruction créatrice (Schumpeter, 1942) : de nombreux métiers routiniers disparaissent, tandis que de nouveaux apparaissent, souvent plus qualifiés. Ce processus peut générer anxiété, perte de sens et sentiment de déclassement. Les salariés craignent moins un manque de rémunération qu’une perte de valeur de leurs compétences. Ces transformations réduisent l’efficacité des leviers traditionnels et obligent à penser de nouveaux modes de motivation adaptés à un monde incertain et technologiquement disruptif.
Vers de nouvelles pratiques managériales adaptées à l’incertitude et au travail hybride
1. Le travail hybride comme catalyseur d’organisations organiques
Le télétravail et le travail hybride, accélérés par la crise du Covid-19, transforment profondément l’organisation.
En 1961, Burns & Stalker distinguaient les structures mécaniques (centralisées, hiérarchiques) et les structures organiques (flexibles, adaptées aux environnements instables). De même, Lawrence & Lorsch montraient quelques années plus tard, que les entreprises performantes sont celles qui adaptent leur structure à leur environnement (théorie de la contingence). Dans un contexte où lieu et temps de travail se déstructurent, la motivation ne peut reposer sur un contrôle hiérarchique strict. Elle exige une plus grande autonomie, une confiance renforcée et une coordination horizontale.
2. L’importance de la flexibilité et de l’agilité : empowerment et autonomie
Les nouvelles pratiques mettent l’accent sur l’empowerment, c’est-à-dire la responsabilisation des salariés. Donner de l’autonomie, favoriser la prise d’initiative et reconnaître les contributions devient un moteur essentiel de motivation. Les méthodes agiles, issues du développement informatique, illustrent cette évolution : elles reposent sur des équipes auto-organisées, des itérations rapides et une forte capacité d’adaptation. La motivation ne naît plus seulement de la rémunération mais aussi du sentiment de contrôle et de contribution directe à la réussite collective.
3. Le rôle des collectifs : approche socio-technique et co-construction du sens
Les travaux de Trist & Emery au Tavistock Institute soulignaient déjà l’importance de combiner dimensions sociales et techniques dans la conception du travail. La performance découle d’un système où l’organisation technique et les relations humaines sont conçues ensemble. Aujourd’hui, la motivation passe par une co-construction des règles de travail, une participation accrue aux décisions et la recherche de sens collectif. Les démarches de gouvernance partagée ou d’entreprises libérées témoignent de cette évolution. La motivation est ainsi enracinée dans la qualité des collectifs et la pertinence du projet commun.
Redéfinir la motivation : au-delà des leviers classiques, vers une approche intégrée
1. La RSE et le sens comme nouveaux moteurs de motivation
Les salariés attendent de plus en plus de leur entreprise qu’elle ait un impact positif sur la société et l’environnement.
La théorie des parties prenantes (Freeman, 1984) illustre cette évolution : l’entreprise ne peut plus se limiter à satisfaire ses actionnaires, elle doit répondre aux attentes de multiples acteurs (salariés, clients, communautés locales). L’engagement dans des démarches de RSE (responsabilité sociétale des entreprises) devient un facteur de motivation puissant, car il nourrit le sentiment de contribuer à un projet porteur de sens.
2. La résilience et l’apprentissage en incertitude
Comme le souligne Philippe Silberzahn (« Bienvenue en incertitude », 2017), l’environnement actuel impose de cultiver intuition, expérimentation et résilience. La motivation ne peut reposer uniquement sur des objectifs figés, mais doit intégrer la capacité à apprendre et à s’adapter. Les organisations qui valorisent l’échec comme source d’apprentissage, qui développent des environnements psychologiquement sécurisés (Amy Edmondson, 1999), favorisent un engagement durable et une capacité d’innovation.
3. Vers une nouvelle équation « performance – bien-être – engagement »
La motivation au travail se redéfinit désormais comme l’articulation entre performance durable, bien-être et engagement. Le bonheur au travail, parfois présenté comme une imposture (Julia de Funès), peut être repensé non comme une injonction mais comme une condition nécessaire d’efficacité à long terme. L’enjeu pour le management est donc de trouver un équilibre entre les exigences économiques et les aspirations individuelles, en construisant des organisations qui conjuguent efficacité et humanité.
La motivation au travail, longtemps envisagée à travers des leviers individuels et financiers, doit aujourd’hui être repensée dans un contexte de transformations technologiques, organisationnelles et sociétales profondes. Si les modèles classiques gardent une valeur explicative, ils apparaissent insuffisants face aux défis de l’IA, du travail hybride et de l’incertitude. Le management doit désormais combiner agilité organisationnelle, responsabilisation des salariés et quête de sens pour construire une motivation durable. Mais cette quête de motivation peut-elle réellement se confondre avec la recherche du « bonheur au travail » ? Comme le suggère Julia de Funès, ne risque-t-on pas de transformer la promesse managériale en nouvelle injonction paradoxale ?