Richard Eudes, associé chez Deloitte, qualifie l’intelligence artificielle (IA) de « turbo-processus » dans une interview aux Échos. Cette métaphore illustre l’ampleur de la révolution numérique en cours dans le management des organisations. Par intelligence artificielle, on entend l’ensemble des techniques permettant à une machine de simuler des capacités cognitives humaines, qu’il s’agisse d’apprendre, de comprendre le langage naturel, de raisonner ou de décider. Dès lors, son intégration dans les entreprises bouleverse autant la stratégie que le rôle du manager.
Le management, défini par Fayol comme l’art de prévoir, organiser, commander, coordonner et contrôler, a toujours évolué en fonction des innovations technologiques : l’OST de Taylor, le fordisme, puis l’approche relationnelle de Mayo ou la vision de Mintzberg comme « chef d’orchestre ». Aujourd’hui, l’IA libère des tâches répétitives, améliore la prise de décision et transforme la relation du manager avec ses équipes.
Dès lors, dans quelle mesure l’IA reconfigure-t-elle les pratiques managériales, entre l’héritage des théories classiques et de nouveaux enjeux de gouvernance et de leadership ?
Nous verrons que l’IA s’inscrit d’abord comme le prolongement des approches classiques du management, avant de nécessiter un renouvellement des pratiques de gouvernance et de leadership.
Sommaire
L’IA comme prolongement des approches classiques du management
L’IA, nouvelle étape de la rationalisation du travail
Dès le début du XXᵉ siècle, Taylor avait proposé l’Organisation Scientifique du Travail (OST), fondée sur l’analyse systématique des gestes et la standardisation des méthodes. L’objectif était d’éliminer les tâches inutiles afin de maximiser la productivité. Un siècle plus tard, l’IA prolonge cette logique en automatisant non seulement les tâches manuelles, mais aussi les activités cognitives routinières (chatbots pour la relation client, tri automatisé de candidatures RH, maintenance prédictive). L’entreprise devient une « machine intelligente » capable d’exécuter avec rapidité et fiabilité des processus autrefois humains.
→ Exemple : Amazon déploie des robots Kiva dans ses entrepôts et recourt à l’IA logistique pour optimiser le picking et la distribution, réduisant les délais de livraison et augmentant la productivité globale.
De la même manière, Ford avait inventé la production de masse et la standardisation des processus grâce au travail à la chaîne. Aujourd’hui, l’IA constitue une forme avancée de fordisme : elle permet des gains de productivité significatifs (estimés à 25–30 % selon McKinsey) et introduit la flexibilité dans la planification.
→ Exemple : Tesla utilise l’IA pour automatiser ses lignes de production et ajuster en temps réel le rythme de fabrication selon la demande, prolongeant la logique du fordisme mais dans une version agile et numérique.
L’IA au service des fonctions managériales classiques
Le rôle du manager, défini par Henri Fayol à travers les cinq fonctions (prévoir, organiser, commander, coordonner, contrôler), trouve dans l’IA un appui puissant. L’IA excelle dans la prévision (big data, machine learning) et dans le contrôle (tableaux de bord automatisés, KPIs en temps réel). Elle permet une veille stratégique accrue, des études de marché plus précises et des simulations économiques sophistiquées.
→ Exemple : Carrefour recourt à l’IA pour anticiper la demande client et optimiser la gestion des stocks, réduisant le gaspillage alimentaire tout en améliorant la satisfaction client.
Peter Drucker, quant à lui, insistait sur l’efficacité et la fixation d’objectifs clairs. L’IA, en offrant un suivi instantané des performances, renforce cette dimension. Le manager peut alors consacrer plus de temps au pilotage humain et stratégique qu’à la collecte d’informations.
L’IA et la dimension humaine : de Mayo à McGregor
L’IA ne se limite pas à une fonction technique. Elle redéfinit également la relation du manager à ses équipes. Elton Mayo, dans l’expérience de Hawthorne, montrait que la productivité dépend avant tout de la reconnaissance sociale et du climat relationnel. En libérant les collaborateurs de tâches répétitives, l’IA rend possible une plus grande attention managériale à l’écoute, au soutien et au bien-être.
→ Exemple : Orange expérimente des IA RH capables de détecter les signaux faibles de burn-out, permettant aux managers d’intervenir avant que les situations ne se dégradent.
La dynamique de groupe étudiée par Kurt Lewin trouve aussi une application contemporaine : les outils de team analytics permettent de suivre l’évolution des interactions collectives et d’identifier des leviers de cohésion. Enfin, la théorie X/Y de McGregor rappelle que la conception implicite du manager influe sur son style. L’IA, si elle est utilisée dans une logique participative, favorise une vision « Y » faite de responsabilisation et de créativité.
→ Exemple : Spotify utilise des outils d’IA pour suivre en temps réel la progression de projets collaboratifs, ce qui renforce l’agilité et la confiance accordée aux équipes.
L’IA se présente donc comme le prolongement des théories classiques : rationalisation (Taylor, Ford), structuration (Fayol, Drucker), relations humaines (Mayo, Lewin, McGregor). Mais elle pose aussi de nouveaux défis, en particulier celui d’éviter les rigidités bureaucratiques et les dérives de surveillance.
L’IA n’efface pas les fondements du management, mais elle les reconfigure.
Elle prolonge les apports de Taylor, Fayol, Mayo ou McGregor en automatisant les tâches répétitives et en libérant du temps pour l’humain. Mais elle soulève aussi des défis inédits en matière de gouvernance, de confiance et de responsabilité. Mobilisant Crozier, Donaldson & Davis, Mintzberg et Freeman, nous voyons que l’IA peut devenir un véritable levier stratégique et humain, à condition d’être intégrée dans une gouvernance agile et éthique. Ouverture : au-delà du management, c’est la question plus large du rapport entre progrès technique, emploi et justice sociale qui est posée. L’IA interroge le contrat social des organisations et leur capacité à conjuguer performance et responsabilité.
Gouvernance et leadership : l’IA comme levier stratégique et humain
Gouverner l’IA : entre rigidités bureaucratiques et agilité transversale
Michel Crozier, dans Le Phénomène bureaucratique (1963), montrait que la multiplication des règles pour limiter l’incertitude aboutit paradoxalement à rigidifier les organisations. L’IA, si elle est réduite à un outil de contrôle, risque de reproduire ce travers : hyper-surveillance, notation algorithmique, reproduction de biais.
→ Exemple : Amazon a dû renoncer à son IA de recrutement qui reproduisait des discriminations sexistes, preuve que l’automatisation peut figer des biais au lieu de les corriger.
Pour éviter cet écueil, les organisations doivent instaurer une gouvernance agile et transversale, impliquant non seulement les managers, mais aussi les data scientists, juristes, RH et représentants des salariés.
→ Exemple : SNCF a mis en place des comités transverses pour encadrer l’usage de l’IA dans la maintenance prédictive des trains, garantissant un équilibre entre innovation et régulation.
L’IA et la logique de confiance : la théorie de l’intendance
La théorie de l’intendance (Donaldson & Davis, 1991) propose une alternative à la théorie de l’agence : plutôt que de contrôler le dirigeant, il faut lui faire confiance en misant sur sa loyauté et son alignement avec les intérêts de l’organisation. Appliquée à l’IA, cela signifie que l’IA ne doit pas être un outil de surveillance mais un outil de soutien.
→ Exemple : Danone adopte une gouvernance fondée sur la confiance et la responsabilité sociale, intégrant les outils digitaux comme appui au travail collaboratif, plutôt que comme instruments de contrôle coercitif.
L’IA, levier de création de valeur pour toutes les parties prenantes
Henry Mintzberg décrivait le manager comme un « chef d’orchestre » chargé de gérer flux d’information, imprévus et relations. L’IA amplifie ce rôle en permettant de traiter des volumes massifs de données et d’éclairer la décision stratégique en temps réel.
→ Exemple : Airbus déploie l’IA pour coordonner ses chaînes d’approvisionnement mondiales, libérant les managers des contraintes opérationnelles pour se concentrer sur les arbitrages stratégiques.
De son côté, Freeman (1984) a élargi la finalité de l’entreprise à l’ensemble des parties prenantes. L’IA doit donc être envisagée comme un outil de création de valeur globale : pour les clients (meilleur service), les salariés (conditions de travail améliorées), la société (innovation et inclusion numérique) et l’environnement (optimisation énergétique).
→ Exemple : Microsoft a instauré une charte éthique de l’IA, en consultant ONG, pouvoirs publics et salariés, pour assurer une gouvernance responsable de ses technologies.
Ainsi, l’IA ne doit pas être seulement un levier de performance économique mais un moteur d’attractivité et de rétention des talents. Les collaborateurs sont davantage engagés lorsque l’IA embarquée les libère des tâches ingrates et leur permet de se concentrer sur des activités à forte valeur ajoutée.
Redéfinir la motivation : au-delà des leviers classiques, vers une approche intégrée
L’IA et la quête de sens : la RSE comme moteur de motivation
Les approches classiques de la motivation (Taylor, Herzberg, Maslow) reposaient sur des leviers extrinsèques (rémunération, conditions de travail) ou intrinsèques (reconnaissance, accomplissement). Aujourd’hui, les nouvelles générations de salariés expriment un besoin accru de sens dans leur activité.
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La RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) devient un facteur central d’engagement. L’IA, en favorisant une meilleure gestion environnementale et sociale (ex. optimisation énergétique, réduction de l’empreinte carbone, inclusion des personnes en situation de handicap grâce à des outils adaptés), peut être mobilisée pour donner du sens au travail.
→ Exemple : Schneider Electric utilise l’IA pour optimiser la consommation énergétique des bâtiments, inscrivant la performance économique dans une démarche durable, ce qui constitue un puissant moteur de motivation pour ses collaborateurs.
L’IA et l’autonomie : empowerment et individualisation de la motivation
La motivation ne peut plus être pensée de façon uniforme : l’IA permet d’individualiser le management. Grâce à l’analyse des données, le manager peut mieux comprendre les attentes, les compétences et les besoins de chaque collaborateur.
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Cela rejoint les travaux de Deci et Ryan (théorie de l’autodétermination) : motivation durable quand les besoins d’autonomie, de compétence et de relation sont satisfaits.
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L’IA devient un levier d’empowerment, en confiant aux salariés des outils qui leur donnent plus de pouvoir d’action (ex. outils collaboratifs intelligents, assistants virtuels pour gagner du temps, tableaux de bord personnalisés).
→ Exemple : Salesforce intègre l’IA générative (Einstein GPT) dans ses solutions CRM pour donner plus d’autonomie aux commerciaux, qui peuvent personnaliser leurs interactions clients tout en se libérant de tâches répétitives.
L’IA et le collectif : co-construction, intelligence augmentée et innovation partagée
Enfin, la motivation se nourrit aussi du collectif et de la possibilité de participer à des projets porteurs d’innovation.
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Les approches socio-techniques (Trist & Emery, Tavistock Institute) insistaient déjà sur l’importance de concevoir conjointement l’organisation sociale et technique. L’IA pousse cette logique plus loin : elle permet une co-construction des règles et une innovation ouverte où les équipes testent, apprennent et ajustent en continu.
→ Exemple : IBM Watson est utilisé non seulement comme outil d’aide à la décision, mais comme partenaire d’innovation dans les hackathons internes, où collaborateurs et IA co-construisent des solutions. -
L’IA peut ainsi être envisagée comme une intelligence collective augmentée, qui renforce la motivation en donnant aux collaborateurs le sentiment de participer à une aventure commune de création de valeur.
En conclusion, l’IA n’efface pas les théories classiques du management, elle les reconfigure :
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Elle prolonge la rationalisation taylorienne et les fonctions fayoliennes
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Elle impose une gouvernance agile, fondée sur la confiance et la transversalité.
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Elle redéfinit enfin les moteurs de la motivation en intégrant la quête de sens (RSE), l’autonomie individuelle et la force du collectif .
Dès lors, l’IA peut devenir un levier stratégique et humain majeur si elle est pensée comme un outil au service du leadership responsable et de la performance durable. Elle interroge in fine le contrat social des organisations : comment conjuguer progrès technique, justice sociale et attractivité du travail ?