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La vérité cachée sur les femmes qui réussissent

22 Avr 2025

« Quand j'ai commencé à fréquenter la petite-bourgeoisie d'Y..., on me demandait d'abord mes goûts, le jazz ou la musique classique, Tati ou René Clair, cela suffisait à me faire comprendre que j'étais passée dans un autre monde. » Annie Ernaux – La Place.

Il y a 2 jours, je suis tombée sur la publication d’une entrepreneuse trentenaire.
Jeune maman. Jolie. Débordée.
Elle expliquait qu’elle était épuisée, mais qu’elle tenait.
Parce qu’elle était lucide au milieu de son propre chaos.

J’ai failli liker.
Par réflexe ou sororité automatique.
Puis j’ai compris ce que ce récit sous-entendait, et je me suis ravisée.

Ce n’est pas à cause d’elle, mais à cause de ce qu’on célèbre à travers elle.
Cette idée qu’il suffit d’être forte, alignée et bien entourée.
Ce récit-là, vendu comme universel, n’était pas pour moi.


Transclasse : un mot pour dire le décalage

"Un transclasse, c’est une personne qui change de classe sociale, généralement en franchissant des barrières importantes, comme passer de la classe ouvrière à une classe supérieure, souvent à travers l’école ou le travail." Chantal Jaquet

C’est là que le mot m’est revenu : transclasse.
Une philosophe contemporaine, Chantal Jaquet, parle de celles et ceux qui changent de classe sociale mais restent marqués par leur origine.

Ni vraiment d’ici, ni tout à fait de là-bas.
Un décalage permanent.
Une fracture intérieure que personne ne voit mais qu’on ressent partout.

Elle dit :“Le mérite est une croyance qui sert à légitimer les inégalités.”“Les transclasses ne sont pas des exceptions héroïques. Elles sont le fruit de circonstances très particulières – affectives, économiques, sociales. Rien ne s’invente à partir de rien.”

Ça m’a secouée.
Parce que moi, j’y ai cru, à cette fiction.
J’ai cru qu’en travaillant plus, en me cultivant, en me faisant coacher, en m’alignant mieux, j’allais y arriver.
J’ai cru que mon inconfort était un échec personnel.

Alors qu’en réalité, c’est le système qui est verrouillé.

Et ça, ça change tout.
Ça déplace le regard.

Parce que ça veut dire que si toi, tu galères,
si tu as tout donné mais que ça ne décolle pas,
si tu ne comprends pas pourquoi tu n’y arrives pas “comme les autres”
Ce n’est pas parce que tu manques de motivation ou d’ambition.
Ce n’est pas parce que tu n’es pas “alignée”.

C’est peut-être parce que tu viens de plus loin, que ça te demanderait bien plus de sacrifices, et que le monde est construit pour celles qui sont nées au bon endroit.


Les bonnes élèves du système

Car oui, cette femme a du mérite.
Mais elle ne vient pas du même monde que moi.

Elle, elle a grandi dans un milieu social favorisant.
Urbaine, fille d’entrepreneur, elle connaît les codes.
Elle a fait une grande école de commerce avant ses 25 ans, elle a le réseau, la culture. Elle parle un langage qui rassure les investisseurs, séduit les partenaires, fait vibrer l’algorithme.

Moi, je suis une fille de la campagne, un peu gauche.
Issue d’un milieu modeste. Je n’avais ni code, ni culture.
Je me suis lancée en autodidacte, croyant naïvement que travailler dur suffirait.
J’ai appris le langage des autres.
J’ai imité, adapté, compris les règles longtemps après les autres.
À l’énergie. À la débrouille. À l’instinct.

Et oui, j’ai changé de classe sociale.
Aujourd’hui, je vis dans une belle et grande maison.
J’ai une superbe famille.
J’ai bâti quelque chose.
J’ai même obtenu un diplôme d’une grande école de commerce… À 36 ans.
Mes enfants font désormais partie de « la bonne classe ».

Mais on ne change pas de conscience sociale en changeant de mobilier.
La mémoire reste.

Je suis libre de dire d’où je viens, sans honte, et je refuse qu’on m’impose l’effacement comme condition de ma liberté.

Quand une entrepreneuse connectée « ralentit » en partant à Maurice sur un coup de tête avec son mari cadre sup’, c’est le prolongement logique d’une trajectoire où le sol est déjà balisé. Elle évolue dans un monde pensé pour elle.


Des modèles de réussite pluriels

Et il y a une autre chose qu’on ne dit pas assez.
Aujourd’hui, beaucoup de femmes de 25 ou 30 ans, surtout sur les réseaux, s’exposent fièrement comme « réussites« .
Elles sont entrepreneuses, elles voyagent, elles ne veulent dépendre de personne.
Et c’est leur droit. Et c’est beau.
C’est même souvent ce qu’on attend d’elles : être « libres« , « flexibles« , « digital nomad« . Elles incarnent un modèle d’autonomie absolue, sans attaches, sans enfants, sans territoire.

Mais ce modèle-là n’est pas universel.
Il est même très partiel.
Il coexiste avec d’autres formes de réussite, moins visibles mais tout aussi valables.

On parle beaucoup de « discriminations systémiques », mais rarement du mépris culturel envers les territoires ruraux.

Il passe par des blagues, des accents caricaturés, des clichés sur les “cul-terreux”, les “beaufs”. Il se niche dans les phrases qu’on dit sans y penser : “C’est paumé ici”“Y a rien dans ton coin”“T’es pas d’ici, toi…”

C’est un mépris ravageur qui nous transforme en caricatures.

Il fait croire que réussir, c’est forcément partir.
Et que rester, c’est échouer.

Quand on a deux enfants, un mari, un village, des proches à porter, des racines concrètes, la « réussite » ne se mesure pas au même endroit.
On ne voyage pas sur un coup de tête.
On ne passe pas 6 heures par jour à créer du contenu.
On transmet. On tient la maison. On assure la logistique de plusieurs vies.
Et pourtant, on crée.
On bâtit. Souvent sans faire de bruit.

Ces femmes-là ne sont pas moins fortes.
Elles sont moins visibles, parce qu’elles vivent, au lieu de se montrer.


Un système de visibilité sélectif

Le problème, ce n’est pas ces femmes entreprenantes et visibles.
C’est ce qu’on applaudit à travers elles.
Ce qu’on érige en courage héroïque : du confort emballé dans du storytelling, du privilège travesti en mérite.

Sur les réseaux, l’inspiration féminine tourne en boucle.
Mais les profils mis en avant sont souvent les mêmes : Jeunes. Blanches. Urbaines. Issues de milieux favorisés. Passées par les grandes écoles. Connectées à l’écosystème. Coachées. Codées.

Bien sûr, il existe aussi des contre-exemples, des femmes qui ont traversé les frontières de classe ou de territoire et qui ont gagné en visibilité.
Mais elles restent l’exception plutôt que la règle.


Ce que le système choisit de montrer

Les chiffres le confirment :
L’étude SISTA/Mirova Forward montre que les récits médiatiques sur l’entrepreneuriat féminin glorifient des parcours balisés.
Willa et Roland Berger ajoutent que la majorité des entrepreneuses mises en avant sont déjà intégrées aux bons réseaux.

Et les autres ?
Les filles de caissières, d’agriculteurs, de femmes de ménage.
Celles qui viennent de petites villes, de zones blanches, de départements oubliés des politiques publiques.
Elles existent. Mais on ne les raconte pas.

Ce système choisit les femmes qu’il peut applaudir sans se remettre en question.
Celles qui ne menacent pas les règles du jeu.

Et pendant ce temps, d’autres se taisent.
Elle encaissent sans se plaindre, car on les ferait passer pour envieuses si elles osent parler.


La découverte d’une identité sociale

Je ne savais pas que j’étais transclasse.
Je croyais juste que je n’étais jamais vraiment à ma place.
Pas assez chic pour les bourgeois.
Plus assez “simple” pour ceux restés “en bas”.
Un entre-deux flou, que rien ne valide, que personne ne formule.

Et puis j’ai lu Jaquet.

Elle écrit : « Le mérite est une croyance qui sert à légitimer les inégalités. »Et encore : « Les transclasses ne sont pas des exceptions héroïques. Elles sont le fruit de circonstances très particulières. Rien ne s’invente à partir de rien. »

Ce que Jaquet m’a appris, c’est que je ne suis pas un modèle.
Je suis une preuve.
Une faille dans le système.


La ruralité, angle mort des politiques d’égalité

Quand on parle de « réussite féminine » en France, on pense souvent à la banlieue du 93 chicifiée, à la start-up nation en jupe. Ces femmes ont des dispositifs ciblés, ce n’est pas suffisant, mais c’est déjà plus que pour bien des territoires ruraux.

Il est vrai que plusieurs politiques d’égalité des chances se sont concentrées sur les quartiers urbains prioritaires. L’École, Sciences Po, les médias : beaucoup ont regardé vers les ZEP. Et tant mieux pour ces territoires qui ont aussi leurs défis propres.

Mais la ruralité a souvent été le parent pauvre de ces politiques.
Moins visible médiatiquement, moins concentrée géographiquement, elle reste souvent en dehors des radars. Bien que des initiatives existent (comme les programmes « Territoires d’industrie » ou certains dispositifs des régions), elles demeurent insuffisantes face à l’ampleur des besoins.

C’est vrai que la ruralité, ce n’est pas sexy.
Il n’y a pas de hashtag pour “la fille de l’Artois” ou du bassin minier.

Et pourtant, les femmes rurales existent.
Elles montent des boîtes. Élèvent des enfants. S’instruisent seules.

Elles le font avec des contraintes spécifiques : moins d’infrastructures, moins de réseaux de soutien formels, parfois moins d’accès au numérique.


Des voix qui émergent, mais qui restent rares

Même les livres censés nous représenter nous oublient.
Dans Patronnes, d’Élodie Andriot, toutes ou presque ont fait des écoles de commerce, ont levé des fonds, ont grandi dans un milieu cultivé.
Ce sont des femmes brillantes. Mais déjà armées.

Pourquoi parle-t-on si peu de celles qui réussissent hors cadre ?

Les femmes issues des territoires ruraux sont les grandes oubliées de la réussite.
Dans les postes à responsabilité, leur absence saute aux yeux, quand on prend la peine de regarder.

En 2019, en Occitanie, seulement 25% des dirigeants de sociétés (SARL, SA, SAS) étaient des femmes. Et cette proportion s’effondre à mesure que la taille de l’entreprise augmente. En 2021, dans les Hauts-de-France, elles ne représentaient que 18% des maires et 31% des premiers adjoints, alors qu’elles constituent 41% des élus locaux.

Cette double peine, être femme et venir de la campagne, se traduit par une forme d’invisibilité sociale.


Annie Ernaux : une voix qui a ouvert la voie

Et pourtant, il y a eu Annie Ernaux.

Prix Nobel de littérature, fille d’un ouvrier devenu petit commerçant, élevée dans une épicerie de campagne normande.
Elle devient professeure, puis autrice.
Et sans jamais trahir ce qu’elle est, elle écrit ce que tant d’entre nous n’avons jamais osé formuler.

La PlaceLa Honte.
Elle dit, avec une lucidité glaçante, ce que ça coûte de changer de monde sans effacer le précédent.
Elle raconte la gêne sociale, l’entre-deux, les silences.
Le fait de parler un français sans accent mais de penser avec une mémoire ouvrière. Le fait de se sentir déplacée, même en ayant réussi.

Son œuvre entière est un acte de légitimation des voix populaires.
Une manière de dire :
« Tu n’es pas folle. Tu n’es pas seule. C’est le monde qui n’est pas codé pour nous. »

Elle n’a pas attendu qu’on l’invite. Elle a pris la parole.
Elle a assumé d’écrire pour, et pas seulement depuis.


Vers des solutions concrètes

Face à ce constat, que pouvons-nous faire concrètement ?

Pour les femmes rurales et transclasses :

  • Créer des réseaux de mentorat alternatifs, par et pour les femmes issues de milieux modestes et de territoires ruraux
  • Développer des espaces de formation adaptés aux contraintes spécifiques (logistique, garde d’enfants, accès numérique)
  • Documenter, témoigner et partager nos histoires, nos obstacles, nos stratégies, nos réussites – même partielles
  • Repenser les notions de réussite et de mérite en valorisant des parcours non-linéaires.

Pour les institutions et organisations :

  • Décentraliser les incubateurs et accélérateurs pour les implanter en territoire rural
  • Adapter les critères d’évaluation des projets au-delà des seules métriques de croissance rapide
  • Renforcer l’accès au numérique dans les zones blanches
  • Favoriser l’entreprenariat collectif (coopératives) qui peut être plus adapté aux valeurs et réalités des milieux populaires…

À vous, mesdames

J’écris pour celles qu’on ne voit jamais dans les livres ou les podcasts.
Pour les lycéennes qui vivent dans des petits villages.
Celles à qui on dit qu’il suffit de vouloir.
Celles qui sentent bien que ce n’est pas vrai, mais qui n’osent pas le dire.

J’écris pour celles qui se lèvent tôt, qui cumulent les jobs, les tâches, les enfants, les “tu devrais”.
Celles qui apprennent seules, en silence.
Qui disent “pardon” avant de prendre la parole.
Qui n’iront peut-être jamais à HEC, mais qui n’en sont pas moins capables.

J’écris contre le poison de la honte sociale.
Celle qui ronge, qui fatigue, qui isole.
Celle qui fait croire que si on n’y arrive pas, c’est qu’on n’a pas assez 
“travaillé sur soi”.
Assez médité. Assez networké. Assez 
“pensé positif”.

C’est faux.
Le monde est injuste.

Et il est facile de prôner l’existentialisme et de croire à l’absolue liberté quand on n’a jamais connu la gêne sociale, la honte d’un accent, la peur d’être déplacé.

Ceux qui ont grandi du bon côté l’oublient vite.
Ils ne mentent pas. Ils ne savent même plus.
Mais nous, on s’en souvient.

Si tu viens d’un petit village.
Si tu n’as pas d’oncle à Paris, pas de papa mentor, pas de cousine dans la com.
Si tu ne sais pas te vendre, mais que tu sais travailler.
Si tu portes encore la honte d’avoir grandi sans, et le poids de devoir prouver que tu vaux quelque chose…

C’est normal.
Sache que pour toi ce sera plus difficile.
Le niveau de sacrifice ne sera pas le même.

Et si, un jour, comme moi à 40 ans, tu regardes autour de toi et que tu te rends compte que tu as tout donné…
Que tu ne briseras plus de plafond.
Que tu n’iras pas plus haut.
Que tu es « arrivée »… Mais nulle part vraiment…

Ne baisse pas les yeux.
Ce n’est pas toi qu’il faut remettre en question. C’est le plafond.


On ne nous attend pas. Et pourtant, on arrive.
Avec nos silences, nos enfants, nos cicatrices et nos mots.

On n’a pas grandi pour briller.
Pourtant si on se met à parler, ça va trembler.
À votre tour mesdames : prenez la parole.


Cette phrase, je n’ai pas besoin de la chercher loin. Elle surgit. Dans toute sa netteté, sa violence. Lapidaire. Irréfragable. Elle a été écrite il y a soixante ans dans mon journal intime. « J’écrirai pour venger ma race. Faisait écho au cri de Rimbaud : « Je suis de race inférieure de toute éternité. » J’avais 22 ans. J’étais étudiante en lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale. Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance. Qu’une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l’école avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire. En quoi ma réalisation personnelle aurait-elle pu racheter quoi que ce soit des humiliations et des offenses subies ?» - Extrait de l'article du journal Le Monde - Discours de la Prix Nobel de littérature 2022 Annie Ernaux

Sophie.

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Sources

SISTA x Mirova Forward (2022) – Égalité des chances et entrepreneuriat féminin en France. → https://mirova-foundation.org/wp-content/uploads/2023/10/SISTA-MIROVAFORWARD-rapport-DEF.pdf

Willa x Roland Berger (2021) – Entrepreneuriat féminin dans la tech : leviers et obstacles. → https://shs.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2016-2-page-130?lang=fr

Chantal JaquetLes transclasses ou la non-reproduction, Presses Universitaires de France, 2014. → https://www.puf.com/les-transclasses-ou-la-non-reproduction

Annie ErnauxLa Place (1983) et La Honte (1997), Éditions Gallimard.
Articles : « J’écrirai pour venger ma race », le discours de la Prix Nobel de littérature 2022 – Journal Le Monde 2022, « Je ne pensais qu’à désobéir » – Journal Le Monde 2016
→ La Place – Gallimard
→ La Honte – Gallimard
→ J’écrirai pour venger ma race
→ Je ne pensais qu’à désobéir

Élodie AndriotPatronnes. Elles changent l’entreprise pour changer le monde, Marabout, 2023.
→ https://www.fnac.com/a16873313/Elodie-Andriot-Patronnes

INSEE – Mobilité sociale : dernières données 2019.
Et Les femmes peu nombreuses aux postes à responsabilités.
→ https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381474
→ https://www.insee.fr/fr/statistiques/6440738