Redonner du sens au travail : utopie managériale ou condition de survie des organisations ?
Selon l’institut Gallup, 85 % des salariés dans le monde se déclarent désengagés de leur travail. Ce constat, loin d’être anecdotique, traduit une véritable crise du sens dans le monde professionnel contemporain. En à peine deux décennies, le vocabulaire du travail s’est enrichi de termes aussi évocateurs que burn-out, bore-out ou encore bullshit job (Graeber, 2018), révélant la perte de repères d’individus qui ne trouvent plus, dans leur activité, ni utilité, ni reconnaissance.
Historiquement, le mot « travail », issu du latin tripalium, instrument de torture, renvoie à l’idée de contrainte et de souffrance. Pourtant, la pensée moderne a peu à peu réhabilité le travail comme facteur d’émancipation et d’accomplissement personnel : de Marx pour qui il est une activité de production de soi, à Arendt qui distingue labor, work et action, le travail est devenu un pilier de l’identité individuelle et collective. Donner du sens au travail, c’est donc interroger la valeur, la finalité et la cohérence de cette activité au regard des aspirations humaines et des objectifs organisationnels.
Or, la société post-industrielle bouscule ces équilibres. Télétravail, freelancing, digitalisation, montée de l’intelligence artificielle : les formes du travail se fragmentent, la frontière entre vie privée et vie professionnelle s’estompe, et la quête d’autonomie s’intensifie. Dans ce contexte mouvant, les organisations semblent sommées de « redonner du sens » à des collaborateurs en perte de repères, tout en cherchant à préserver leur performance économique et leur légitimité sociétale.
Dès lors, la question se pose : redonner du sens au travail relève-t-il d’une utopie managériale, tant le sens est d’abord affaire individuelle ? Ou constitue-t-il, au contraire, une condition de survie pour des organisations confrontées à une exigence croissante de cohérence et de responsabilité ?
Pour répondre à cette interrogation, nous montrerons d’abord que la quête de sens ne peut être décrétée d’en haut et suppose une responsabilisation du salarié dans la construction de son expérience professionnelle (I). Nous verrons ensuite que, loin d’être un luxe, le sens constitue désormais un impératif stratégique et éthique pour la pérennité des organisations (II).
Sommaire
I. Donner du sens au travail : une utopie managériale fondée sur la responsabilité individuelle
Si le travail fut longtemps perçu comme un devoir collectif, il est aujourd’hui revendiqué comme un espace d’accomplissement personnel. La transformation de cette représentation a déplacé la source du sens : d’une finalité externe (produire, servir, appartenir) vers une quête interne (être reconnu, utile, cohérent avec soi). Dans cette perspective, vouloir “redonner du sens” d’en haut relève d’une utopie managériale : le sens, par nature, ne se prescrit pas. Il émerge de l’expérience vécue par le salarié, de son autonomie et de sa propre capacité à se responsabiliser face au changement.
1. Le sens au travail naît avant tout de la motivation intrinsèque de l’individu
Les travaux fondateurs de Frederick Herzberg (1959) ont montré que les facteurs de motivation les plus puissants résident dans la nature même du travail : la responsabilité, la reconnaissance, l’intérêt des tâches, la progression professionnelle. À l’inverse, les facteurs d’insatisfaction, salaire, conditions matérielles, sécurité, relèvent de l’hygiène organisationnelle. Autrement dit, aucune politique managériale ne peut “injecter” du sens si l’activité quotidienne n’en contient pas intrinsèquement.
De même, la théorie de l’autodétermination de Deci et Ryan (1985) rappelle que la motivation durable repose sur trois besoins psychologiques fondamentaux : l’autonomie, la compétence et la relation à autrui. C’est dans la satisfaction de ces besoins que le travail devient porteur de sens. Le rôle du manager ne consiste donc pas à “donner” du sens, mais à créer les conditions d’un climat motivationnel favorable à l’expression de l’autonomie.
Dans ce cadre, la responsabilité du salarié est centrale. Il lui appartient de transformer son travail en expérience signifiante, en cultivant ses compétences et en cherchant la cohérence entre ses valeurs et celles de l’organisation. Les politiques RH ne peuvent que soutenir cette démarche, sans jamais la substituer à la quête individuelle.
Les entreprises comme Decathlon ou Michelin ont mis en place des dispositifs d’empowerment (liberté d’initiative, management par la confiance). Or, malgré ces dispositifs, certains salariés demeurent désengagés : preuve que la motivation et le sens ne dépendent pas uniquement du contexte, mais aussi du rapport subjectif au travail.
2. L’émergence de l’intelligence artificielle provoque une crise identitaire du travail
Le développement rapide de l’IA générative, de la robotisation et de l’automatisation redéfinit la place de l’humain dans la production de valeur. Comme à l’ère industrielle, une destruction créatrice (Schumpeter, 1942) s’opère, bouleversant les repères professionnels. Ce phénomène engendre une crise identitaire : certains métiers disparaissent, d’autres se transforment, et la frontière entre travail intellectuel et machine devient poreuse.
Pour Jean-Paul Sartre, dans L’Être et le Néant, l’individu se définit par les choix qu’il fait et la responsabilité qu’il assume. Appliquée au travail, cette perspective existentialiste signifie que le salarié ne peut attendre du management qu’il lui “donne du sens” : c’est à lui d’en construire la signification, en se projetant dans l’action, en se réinventant face à la mutation technologique.
Les organisations peuvent accompagner ce mouvement, via la formation continue, la mobilité interne, ou la redéfinition des missions, mais elles ne peuvent pas conférer une identité professionnelle toute faite. Le sens se nourrit de la capacité à s’adapter, à apprendre et à se sentir utile. Le salarié qui refuse cette dynamique risque de subir son travail plutôt que de s’y reconnaître.
Chez IBM, les ingénieurs formés à des technologies obsolètes ont été accompagnés dans la maîtrise de l’IA et du cloud computing. Ceux qui ont saisi cette opportunité ont redonné un sens à leur carrière ; d’autres, restés passifs, ont vécu la transformation comme une dépossession.
3. La responsabilisation du salarié, condition d’un sens durable
Le sens au travail comporte, selon Baumeister (1991), trois dimensions : individuelle (réalisation de soi), relationnelle (lien social) et organisationnelle (contribution à une finalité collective). Si l’entreprise peut agir sur la dimension organisationnelle, en formulant une mission claire et des valeurs partagées, elle ne peut pas remplacer la quête de cohérence interne du salarié.
La montée en puissance du self-leadership et de la career ownership illustre cette responsabilisation. Dans un environnement de travail flexible, le salarié devient entrepreneur de sa propre employabilité. Il doit entretenir son capital humain (Becker, 1964), développer ses compétences et aligner ses choix professionnels avec ses convictions.
Ainsi, vouloir “redonner” du sens traduit souvent une erreur d’analyse : le sens n’est pas perdu, il est déplacé. Il s’est transféré du collectif vers l’individu. Le rôle du management consiste moins à prescrire qu’à co-construire, en reconnaissant cette autonomie croissante.
Exemple : Les mouvements de “quiet quitting” (désengagement silencieux) montrent que les salariés rejettent les discours managériaux creux et recherchent une cohérence entre leurs valeurs personnelles et les objectifs de l’entreprise. Le sens, ici, devient un acte de responsabilité individuelle : celle de refuser la dissonance.
Ainsi, si le sens au travail dépend largement de la liberté et de l’engagement du salarié, il n’en demeure pas moins que les organisations ne peuvent s’exonérer de toute responsabilité. Dans un contexte où la défiance sociale, la crise écologique et la quête d’authenticité fragilisent leur légitimité, faire sens devient pour elles une nécessité stratégique. Il ne s’agit plus seulement de mobiliser les individus, mais de donner à l’action collective une direction qui dépasse la performance économique.
C’est ce que nous examinerons dans une seconde partie : comment le sens, loin d’être un luxe humaniste, s’impose aujourd’hui comme une condition de survie pour les organisations.
II. Redonner du sens au travail : une condition de survie pour les organisations
Si le sens ne peut être décrété, son absence fragilise durablement la cohésion interne et la performance des organisations. La montée du désengagement, les difficultés de recrutement, ou encore la défiance croissante envers les entreprises témoignent d’une crise de légitimité managériale. Dans un environnement où l’utilité sociale, la transparence et la responsabilité deviennent des impératifs, les organisations ne peuvent plus se contenter de gérer des ressources humaines : elles doivent restaurer la confiance et réaffirmer la finalité collective de leur action. Le sens, dès lors, n’est plus un supplément d’âme ; il devient un facteur stratégique de survie.
1. Le sens comme fondement de la motivation et de la reconnaissance
Les travaux de Elton Mayo (1933), issus des expériences de Hawthorne, ont démontré que la productivité d’un salarié dépend avant tout de la reconnaissance dont il bénéficie. Être vu, entendu et considéré confère au travailleur une existence sociale qui nourrit sa motivation. Cette approche relationnelle a ouvert la voie au courant des Relations humaines, qui place le facteur humain au cœur de la performance.
Dans le même esprit, la pyramide des besoins de Maslow (1954) identifie la reconnaissance et l’accomplissement comme les besoins les plus élevés de l’individu au travail. Un salarié qui ne se sent ni utile ni valorisé glisse vers la démotivation, voire le désengagement silencieux. Les recherches contemporaines de Christophe Dejours confirment cette idée : la souffrance au travail naît du sentiment d’inutilité et d’absence de sens, plus que de la charge de travail elle-même.
Pour les organisations, le risque est majeur : la perte de sens se traduit par un désengagement collectif, une fuite des talents et une atteinte à la réputation employeur. À l’inverse, les entreprises qui reconnaissent la contribution singulière de chacun, par le feedback, l’autonomie ou la valorisation de l’effort, recréent un climat de confiance propice à la performance durable.
Michelin a instauré des dispositifs de “responsabilisation des équipes” où chaque collaborateur dispose d’une marge d’autonomie pour améliorer la qualité de service. Ce sentiment d’utilité renforce la motivation et fidélise les salariés.
Dans un contexte de crises écologiques et sociales, la quête de sens s’étend au-delà de la sphère individuelle : elle devient un impératif éthique et sociétal. Les travaux de Michael Porter et Mark Kramer (2011) sur la création de valeur partagée montrent que les entreprises qui intègrent les enjeux sociaux et environnementaux dans leur stratégie créent simultanément de la valeur économique et sociétale. La RSE n’est plus un ornement moral, mais une condition de légitimité.
Selon Simon Sinek (Start with Why, 2009), les organisations inspirantes ne vendent pas seulement des produits, elles incarnent un “pourquoi” : une raison d’être qui relie les collaborateurs, les clients et la société. Les entreprises à mission, reconnues par la loi PACTE (2019), s’inscrivent dans cette logique : elles articulent performance et finalité sociale.
Les nouvelles générations de travailleurs, souvent qualifiées de “génération Z”, placent ce “pourquoi” au centre de leurs choix professionnels. Selon une étude Deloitte (2024), plus de 70 % des jeunes diplômés privilégient une entreprise engagée dans la transition écologique ou sociale. Pour conserver leur attractivité, les organisations doivent donc rendre tangible cette finalité.
Patagonia, en transférant la propriété de son capital à un fonds environnemental, illustre comment une entreprise peut ancrer sa mission écologique au cœur de sa gouvernance. De même, Respire ou Le Slip Français s’appuient sur des valeurs de transparence et de production locale qui nourrissent le sentiment de fierté des collaborateurs.
Ainsi, redonner du sens devient une réponse stratégique à la crise de confiance : les salariés s’engagent d’autant plus qu’ils perçoivent la cohérence entre les discours et les actes de l’organisation.
3. Le leadership et la communication managériale comme leviers de sens collectif
Le sens se construit aussi dans la parole managériale. Le leadership transformationnel (Bass, 1985) repose sur la capacité du leader à inspirer, à transmettre une vision et à fédérer autour d’un projet commun. Dans une ère de communication instantanée et de transparence forcée, les dirigeants doivent incarner la finalité de leur organisation : ce qu’ils disent, mais surtout ce qu’ils font, donne ou retire du sens.
La montée du personal branding illustre cette attente. En rendant visible leur engagement éthique ou environnemental, les dirigeants renforcent la cohérence perçue entre leur image et les valeurs de l’entreprise. Cependant, cette exposition impose une authenticité constante : le greenwashing ou le purpose washing détruisent plus vite la confiance qu’ils ne la réparent.
La communication de Tim Cook (Apple) autour de la confidentialité des données ou celle de Emmanuel Faber (ex-PDG de Danone) sur l’économie responsable ont contribué à incarner des organisations soucieuses de leur impact social, même au prix de tensions avec les actionnaires.
Enfin, les pratiques de management participatif et de dialogue social contribuent à la co-construction du sens. L’entreprise n’est plus seulement un lieu d’exécution, mais un espace délibératif où les collaborateurs participent à la définition des objectifs et des valeurs. La généralisation du télétravail et du travail hybride renforce cette exigence : pour maintenir le lien, il faut donner une direction commune à des collectifs dispersés.
En définitive, redonner du sens au travail n’est pas un luxe humaniste, mais un enjeu vital : sans vision partagée, les organisations perdent leur attractivité, leur cohésion et, à terme, leur légitimité. Si le salarié demeure responsable de sa propre quête de sens, l’entreprise porte la responsabilité de lui offrir un cadre de sens collectif, celui d’une activité qui contribue à la société tout en respectant l’humain.
Ainsi, après avoir montré que le sens ne se décrète pas (Partie I), il apparaît désormais qu’il se construit dans la relation entre individu, collectif et finalité. C’est ce dialogue permanent entre autonomie et appartenance, performance et responsabilité, qui fonde la survie même des organisations contemporaines.
Le sens au travail : une aspiration individuelle et un défi collectif
La quête de sens au travail traduit à la fois une aspiration individuelle et un défi collectif. Si le sens ne peut être imposé ni décrété par le management, il ne peut davantage être laissé au seul hasard des trajectoires personnelles. L’entreprise, parce qu’elle constitue un lieu d’expérience, d’interaction et de reconnaissance, dispose d’un rôle déterminant pour favoriser l’épanouissement et l’engagement de ses membres.
Certes, « redonner du sens » relève partiellement d’une illusion managériale : le sens est intime, construit dans la relation que chacun entretient à son activité. Mais ignorer cette dimension reviendrait pour les organisations à nier leur propre raison d’être. Dans un environnement incertain, marqué par la défiance, la quête de transparence et l’exigence de responsabilité, les entreprises ne peuvent plus se contenter de produire : elles doivent faire sens, pour leurs collaborateurs comme pour la société.
Ainsi, le sens n’est plus un supplément d’âme, mais une condition de survie. Il engage la capacité des organisations à articuler performance et cohérence, efficacité et humanité. En plaçant le « pourquoi » (Sinek, 2009) au cœur de leur stratégie, les organisations ne se contentent pas de motiver : elles fédèrent et pérennisent.
Peut-être faut-il alors admettre, pour reprendre les mots d’Edgar Morin, que « le sens n’est pas donné, il se tisse ». Le véritable enjeu du management contemporain n’est plus tant de redonner du sens au travail, que de co-construire un sens partagé, à la croisée des aspirations individuelles et des finalités collectives.
