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Réussir sans partir

22 Mai 2025

Pour réussir, on ne nous a pas dit qu’il fallait partir.
On nous l’a fait comprendre.

Partir, dans l’imaginaire collectif, c’est ce que font les gens qui ont de l’ambition.
Celles qui veulent s’en sortir ne restent pas à la campagne.
Ceux qui veulent changer de vie quittent leur terre paysanne.
C’est le scénario par défaut dans une France qui centralise tout : les écoles, les opportunités, la visibilité.

À tel point qu’on a fini par croire que rester, c’était échouer, ou manquer d’audace.
Pourtant, je suis restée.

Il m’a fallu du temps pour crier haut et fort que ce choix, de rester ici, dans une région cabossée par l’Histoire, dans un territoire oublié, était un acte politique et une fidélité à mes racines.

Ce texte est né de cette question obsédante :
Peut-on réussir sans partir, quand on est une femme issue d’un territoire rural ?

À celles qui sont restées.


L’injonction à l’arrachement

L’an dernier, j’aurais pu devenir infopreneuse.
(Infopreneuse : le fait de créer et vendre des contenus numériques à visée éducative ou informative, en ligne, en monétisant son expertise. Ceux que j’ai côtoyés étaient généralement influenceurs sur les réseaux sociaux.)

 

J’étais sur la bonne voie : indépendante, rentable, visible.
On me proposait des partenariats, des interviews dans des podcasts, des lancements, des stratégies de croissance.

Je savais faire.
J’aurais su « scaler ».
J’aurais su être stratège, flatter quand il faut, me brander comme il faut…

Et quand j’ai abandonné, beaucoup n’ont pas compris pourquoi.
D’ailleurs, au début, je n’ai pas réussi à l’expliquer clairement moi-même.

Mais je n’ai pas su me trahir.
Renoncer à cette partie de moi.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : pour réussir selon les codes dominants que j’ai côtoyés, il faut s’arracher de son accent, de ses origines, de ses valeurs, de son éthique, de ce qui vous a rendue forte.

Le monde de l’infopreneuriat, tel que je l’ai observé, repose sur une esthétique de la liberté : liberté géographique, financière, émotionnelle.
La plupart des acteurs de cet environnement sont issus de la jeunesse bobo.
Bac +5, urbains, célibataires, qui refusent de vivre comme leurs parents, ils se revendiquent sans enfant, sans territoire, sans ancrage.

Cette façade esthétique qu’on peut envier (à coups de voyages, spas, restaurants, argent, et beaucoup d’exposition sur les réseaux sociaux) cache souvent un modèle élitiste, homogène, inaccessible pour beaucoup.

J’ai cotoyé de près ce monde qui se rêve hors système et ne voit pas qu’il reproduit exactement les hiérarchies du monde qu’il prétend fuir :

  • Plus tu parles fort, plus tu gagnes.
  • Plus tu t’exposes, plus tu vends.
  • Plus tu gommes d’où tu viens, plus tu inspires.

Et ce que j’ai ressenti, chez beaucoup d’entre eux, c’était du vide.
Ils se pensent « libres », mais l’impression qu’ils m’ont donnée, c’était plutôt qu’ils étaient perdus dans l’absence d’utilité de leur existence.

En 2023, une étude de l’Observatoire national de la vie étudiante indiquait que plus d’un tiers des étudiants souffrent de troubles psychologiques modérés à sévères, notamment anxiété, solitude, et perte de sens. Chez les 18–29 ans, les taux de dépression ont doublé depuis 2010. Ce ne sont pas des exceptions : c’est une génération entière en quête de repères.

Peut-être ne suis-je tombée que sur une minorité.
Mais ce que j’en ai retiré, c’est une question : avais-je envie de ça ?

Réussir n’a aucun sens si cela revient à renier d’où je viens.
Je ne voulais pas devenir l’une de ces femmes qui vivent à l’aéroport, font des réels de leurs traumas, mesurent leur impact à leurs ventes de programmes. Je ne voulais pas que des likes décident de ma valeur.

On nous répète que tout est possible.
Que les femmes peuvent réussir, entreprendre, s’émanciper.
Mais ce qu’on attend, en réalité, des femmes rurales ambitieuses, c’est qu’elles se fassent oublier ou qu’elles se transforment. Qu’elles montent à Paris ou qu’elles restent à leur place : discrètes.
Dans l’imaginaire dominant, la femme ambitieuse est mobile, détachée, cultivée selon les standards académiques, connectée. Elle parle comme il faut, vit où il faut, fréquente qui il faut.

Il y a ces femmes qu’on ne verra jamais dans les podcasts : Experte comptable à Aire-sur-la-Lys, CPE à Douai, boulangère à Beuvry, agricultrice qui tient ses comptes la nuit. Elles ne cherchent pas la gloire, mais elles tiennent la colonne vertébrale de ce pays.

Le monde des infopreneurs n’était pas le mien, et l’idée de me projeter dans une salle de classe avec des élèves de ma région me fait me sentir chez moi.

À ma place.


Ici, rien ne fait rêver. Et pourtant…

J’habite le Pas-de-Calais. Plus précisément, l’Artois.
Un territoire de briques rouges, de familles endettées, de cafés où tout le monde se tutoie, parle le chti, et d’horizons plats qui n’invitent pas à rêver très haut.

Ici, on a subi 2 guerres mondiales et un siècle de charbon.
Les stigmates sont visibles dans les corps, les murs, et les mémoires.
La précarité est une atmosphère, un héritage, une fatigue silencieuse.

Et pourtant, j’aime ce territoire.
C’est chez moi.
C’est le seul endroit où je n’ai jamais eu à me justifier d’être « trop gentille », « trop simple », « trop locale ».

Quand je vivais dans le monde de la com, de la stratégie et du marketing digital, je n’osais pas dire que j’étais d’ici. Face à des clients parisiens, luxembourgeois ou niçois, j’évoquais à peine mon territoire car je savais que ça ne faisait pas rêver. Il n’y a ni plage, ni montagne, ni station F dans les corons.

Mais il y a autre chose que les élites ignorent à propos de ma région :
On y trouve des gens entiers, issus de l’immigration, et une solidarité qu’on ne trouve pas dans les grandes villes.
On y trouve aussi de magnifiques industries.
Des entreprises pérennes, de toutes tailles, et des entrepreneurs battants, humbles et travailleurs qui n’ont rien à envier aux jeunes infopreneurs prétentieux.

Selon l’INSEE, le bassin minier du Pas-de-Calais a vu naître plus de 11 000 entreprises en 2023, dont une majorité dans l’industrie, les services à la personne et la logistique. Le programme « Territoires d’industrie » y soutient plus de 40 projets innovants, avec des investissements publics et privés massifs. La résilience économique y est discrète, mais bien réelle.

Et il y a ces jeunes qui ne croient plus en grand-chose, mais qui te regardent droit dans les yeux quand ils parlent.

Ici, chez moi, nous portons tous en nous cette soif de revanche, cette envie de prouver.

82 % des jeunes issus des zones rurales déclarent vouloir rester vivre à proximité de leur territoire d’origine, selon une enquête du CGET. Mais seulement 43 % y parviennent, faute d’opportunités ou de reconnaissance. Rester devient alors une manière de dire : ce territoire mérite mieux qu’un départ honteux.

On dit que réussir, c’est partir.
Mais partir d’ici, c’est renoncer à soi.
Partir d’ici, c’est quitter des racines qu’on n’a jamais appris à aimer, et qui nous ont pourtant nourris.

Avec mon mari, on a souvent évoqué cette idée de partir.
On ne l’a jamais fait.

Rester, c’est aussi faire le choix de transmettre, de réparer ici, pas ailleurs.

 

Nos familles sont ici.
Leurs entreprises, leurs histoires, leurs douleurs.
La grand-mère polonaise, arrivée à 9 ans sans parler un mot de français.
Le grand-père tzigane, marchand ambulant devenu ouvrier.
Les parents, les enfants, les souvenirs.

Ce territoire m’a tout donné.
Il m’a formée, endurcie, structurée.

Et je ne le fuirai pas pour briller.
Je préfère rester ancrée ici, même dans l’ombre.


Transmettre là où on ne nous attend pas

En France, seuls 6 % des élèves de lycée professionnel intègrent une classe préparatoire ou un cursus universitaire long. Le déterminisme social y est brutal : un élève sur deux n’obtient pas son premier vœu post-bac, souvent faute d’accompagnement. Leur horizon est souvent limité par ce que le système pense être leur plafond.

En septembre, je prendrai ma place dans une salle de classe.
En lycée professionnel, dans ma région, auprès d’élèves qui, pour beaucoup, me ressembleront à 16 ans.

Et je sais déjà ce que je ne leur dirai pas.

Je ne leur parlerai pas d’égalité des chances.
Je ne leur vendrai pas le mythe du mérite.
Je ne leur dirai pas qu’il suffit de travailler dur pour y arriver.

Parce que ce serait un mensonge.

Ces jeunes devront se battre plus que les autres.
Travailler 2 fois plus pour être vus.
Contourner les réseaux auxquels ils n’ont pas accès.
Cacher leur accent, leur adresse.
Ne pas rêver tout haut, mais ne jamais renoncer.
Faire preuve d’endurance, de malice, d’autonomie.
Et surtout : d’une volonté que personne ne viendra nourrir pour eux.

Mais je ne leur dirai pas non plus que c’est foutu.

Parce que ce serait aussi un mensonge.
Je serai là pour leur donner des clés.
Des armes.
Une mémoire.

Et ce que je veux leur dire, c’est :
Vous n’avez pas à avoir honte de votre filière.
Vous n’avez pas à vous excuser d’être ici.
Ce lycée est une base, pas une voie de garage.
Croyez en vous, quoiqu’on vous dira.

Je veux qu’ils sachent qu’on peut venir de loin sans s’écraser.
Qu’on peut garder son intégrité dans un monde de performances.
Qu’on peut construire une vie belle, même sans bac général, capital social, ou sans vivre en métropole.

Je veux leur montrer que la réussite ne se limite pas à sortir de son milieu.
Qu’on peut aussi rester et y devenir utile et libre.


Réussir, c’est quoi ?

On nous a dit que réussir, c’était monter les échelons, changer de ville, ou de réseau.
Partout sur les réseaux, je vois des gosses de 30 ans revendiquer qu’ils font mieux que leurs parents, et surtout, qu’il faut tout faire pour ne pas leur ressembler.
Il faut briller, être vu, être exceptionnel.

Mais à qui profitent ces définitions ?

Elles fabriquent des hommes et des femmes isolés, stressés, des carrières brillantes mais solitaires.
Elles invisibilisent ceux et celles qui réussissent de façon traditionnelle.
Ceux qui construisent dans l’ombre, qui tiennent des familles.
Ceux qui font juste leur métier.
Ceux qui ne racontent pas en ligne mais qui savent.

Je me revendique comme un signal faible qu’un autre récit de la réussite féminine est en train d’émerger, en dehors des métropoles, des codes, et des radars.

Nous sommes nombreuses à chercher à réussir autrement sans partir ou jouer un rôle, mais en voulant s’exprimer malgré tout.
Des femmes de terrain, de transmission.

L’INSEE rappelle que 1,6 million de personnes en France travaillent dans des métiers artisanaux, agricoles, ou techniques, souvent invisibles dans les médias, mais indispensables. On parle peu de ces réussites lentes, locales, stables.
Pourtant, elles assurent la transmission, le lien social, l’économie réelle.

Et si c’était ça, réussir ?

On nous a dit que réussir, c’était partir.

Je pense que réussir, c’est transmettre.
C’est bâtir, ici, avec ce qu’on a.
C’est assumer qu’il n’y a pas un seul modèle, mais mille manières de s’élever.

Avoir les pieds dans la terre, et la tête dans un projet plus grand que soi.
Élever des enfants, une classe, prendre la parole.
Faire circuler ce qu’on a appris.
Ne pas chercher à être applaudi, mais partager pour que d’autres avancent et fassent mieux encore.

Se sentir à sa place, même si cette place ne fait rêver que vous.
On peut rester soi, chez soi, et s’élever.