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Transclasse et réussite sociale

22 Juin 2025

Il y a un an, j’ai été marraine de l’Académie de l’entrepreneuriat organisée par ma Communauté d’Agglomération. Une édition 100 % féminine.
Ce jour-là, en les écoutant pitcher leurs projets, quelque chose m’a frappée :

Durant leur pitch, aucune des candidates n’a prononcé les termes ambitionperformance ou réussite. Elles se sont présentées en parlant d’espoir d’équilibre, de faire quelque chose qui leur tient à cœur, ou encore d’espoir d’être utile aux autres.

Des femmes rurales. Entre 30 et 40 ans. Mamans, pour la plupart.
Elles voyaient l’entrepreneuriat comme un levier de changement personnel ou collectif, mais à petite échelle. Aucune ne s’était autoriser à rêverplus grand.

J’appelle ça « l’attitude de la louve en cage » .

La louve en cage, c’est celle qui a du potentiel, des désirs, mais qui a été éduquée pour ne pas déranger. Elle n’ose pas viser grand, mais elle n’ose pas non plus viser facile.
Elle attend l’autorisation.


Le ventre mou de la méritocratie

Il y a un type de réussite dont on ne parle jamais.
Celle des femmes qui ne cochent aucune case spectaculaire.

Ni boursière repérée par Sciences Po, ni entrepreneure à succès sur LinkedIn.
Celles qui, ont grandi à l’écart des grandes villes, obtenu des moyennes honorables, fait ce qu’on attendait d’elles, mais… sans jamais sortir du cadre.
Tout comme absolument toutes les femmes de ma famille, j’en ai fait partie.

À l’école, j’étais bloquée 14,5 de moyenne.
Une note qu’on complimente du bout des lèvres mais qui n’ouvre aucune porte.
Trop stable pour inquiéter, mais pas assez brillant pour être exceptionnelle.
Et on m’a souvent félicitée, mais rarement bousculée.
J’étais moyenne.

J’étais la bonne élève : docile, fiable, silencieuse.
J’ai cru que le mérite viendrait.
Alors j’ai reproduit le schéma dans le monde du travail.
J’ai avancé comme on m’avait appris : avec sérieux, loyauté, discrétion.

J’étais une louve en cage, compétente mais contenue.

Je ne comprenais pas pourquoi d’autres, à compétences égales ou moindres, se retrouvaient propulsés à des postes prestigieux. Or, la méritocratie repose sur une fiction : celle où les efforts seuls suffiraient à compenser l’absence de capital.

Selon l’OCDE, il faut 6 générations à un enfant pauvre pour atteindre le revenu moyen. 6 générations, dans le pays de l’égalité.
À l’inverse, 42 % des enfants de familles aisées restent en haut de l’échelle.

Quand on vient de ce ventre mou social, on ne soupçonne même pas qu’il existe des raccourcis, des codes implicites, des réseaux informels où tout se joue bien avant le mérite.
C’est là que j’ai grandi.
Dans cette France périphérique, province où les filles bien élevées ne revendiquent rien.

Ni révoltée, ni résignée, j’ai mis des années à comprendre que ce que je prenais pour un manque d’ambition n’était rien d’autre qu’un manque de représentation. À qui se raccrocher quand on a grandi sans savoir que l’ascension sociale existait aussi pour nous ?


Le mythe des exceptions photogéniques

On nous parle souvent des modèles de réussite issus de milieux populaires : Rihanna, JoeyStarr, Mbappé. Des figures solaires, incarnant une trajectoire fulgurante, presque miraculeuse.
Leur ascension fascine parce qu’elle semble défier les règles : on aime les histoires extrêmes, enfants d’ouvriers devenus stars internationales.
Elles nourrissent une mythologie rassurante : si eux l’ont fait, tout est possible.

Mais ce type de réussite n’a rien d’un modèle : C’est une exception.
Une anomalie qui, à force d’être brandie, devient toxique.
Car elle sous-entend que ceux qui n’y parviennent pas manquent simplement de talent, d’audace ou de travail.
Qu’il suffirait de vouloir, et d’oser.
C’est faux.

Comme l’écrit Chantal Jaquet dans Les transclasses ou la non-reproduction, ces parcours exceptionnels « offrent une prise à la pensée magique », tant ils apparaissent comme des récits de chance ou de génie.
Et cette magie finit par occulter les réalités structurelles.
On oublie les milliers d’autres qui, à trajectoire égale, n’ont pas percé.

Personne ne parle des réussites sobres et imparfaites, parce qu’elles ne se vendent pas.


Les pièges (mentaux) à abattre

Alors à part dresser un constat cynique, que peut-on faire ?

Je propose d’abord de prendre la parole et d’exposer nos vécus : nos réussites normales, nos parcours imparfaits mais authentiques. Et je propose également de s’attaquer ensemble à nos barrières mentales.

Parce que grimper l’échelle sociale, ce n’est pas qu’une question de stratégie, de réseau ou d’opportunité.
Quand on vient d’un milieu modeste, surtout quand on est une femme, l’ascension se joue sur ce que l’on pense avoir le droit de vouloir.
Ce qu’on s’interdit avant même d’essayer.
On n’ose pas parler d’ambition, de peur de passer pour prétentieuse.

Lorsqu’on grandit sans, il faut apprendre à s’autovalider.
C’est un travail lent, solitaire, et ingrat.
Mais c’est aussi le seul moyen de marcher droit dans un monde biaisé.

Voici 3 pièges que je vous invite à déconstruire :

Contre la modestie qu’on nous a greffée

On nous a appris à ne pas déranger, alors on s’efface.
On attend d’être choisies au lieu de se choisir.
C’est l’éducation des louves en cage : apprendre à mériter sans jamais déranger.

Mais personne ne viendra.
Chaque fois que vous minimisez une réussite, que vous attendez la permission pour avancer, vous renforcez votre propre cage.
Commencez par parler de vos accomplissements sans vous excuser.
Utilisez le « je » avec fierté.
Occupez l’espace qui vous revient, d’abord mentalement, puis physiquement

Contre l’analphabétisme financier qui nous enferme

L’argent serait sale, pas féminin, pas poli. Alors on ne négocie pas. On s’excuse presque de facturer. L’argent est d’abord un tabou, puis un piège.

Apprenez à connaître votre valeur marchande. Renseignez-vous sur les grilles salariales de votre secteur. Parlez d’argent avec vos collègues de confiance. Calculez précisément ce que vous coûtent vos sacrifices et ce que vous rapportent vos compétences.

Je vous invite à vous former, surtout si vous êtes indépendantes.
Je vous recommande également ce livre, d’Alexandra Martel : Ajoute un zero.

Contre la foi en la méritocratie (ou au karma)

On nous a dit : travaille bien, et on te proposera une opportunité.
Faux.

Ce n’est pas le mérite qui paie.
C’est la maîtrise :

  • Des jeux de pouvoir.

  • Des codes.

  • Des réseaux.

  • Des postures.

     

Tu doutes en silence, avances dans l’ombre, ne déranges personne. Tu es là, mais invisible. Tu peux rester brillante et dans l’ombre toute ta vie si tu n’apprends pas les règles du jeu. Le but n’est pas de t’y soumettre, mais de les utiliser à ton avantage.

Parce qu’une louve en cage, ça ne se like pas, mais une louve qui s’est libérée peut changer les règles du jeu.


La blessure impossible à réparer

Au-delà des barrières mentales, je crois que la plus grande blessure des transclasses c’est le besoin de réparation. Quand on vient d’en bas, on porte souvent en soi une dette invisible.

Et c’est à la fois un frein et un moteur pour avancer.

Je suis sur le point de valider un Bac+5 en VAE.
Il est le fruit de 20 ans de travail et j’en suis fière.
Mais je ne pense pas qu’à moi.
Je pense à mes parents qui se sont saignés pour me donner une chance,
À mes ancêtres paysans et ouvriers,
À ma famille tzigane déportée à Auschwitz.
J’entends encore cette voix : Fais mieux que nous, et n’oublie jamais.

Aucune ascension individuelle ne répare les souffrances transgénérationnelles.
Aucun poste, aucun titre, aucun salaire ne peut effacer ce passé.
Et pourtant, c’est en ayant tout ça en mémoire que j’avance.

Sur la thématique, je peux vous recommander le livre d’Elsa Vigoureux et Omar Sy : viens on se parle.

C’est une blessure qui ne se voit pas, mais qui se ressent.
D’abord dans les choix qu’on fait, puis dans ceux qu’on n’ose pas faire, et enfin, dans cette culpabilité à chaque réussite.

Chaque pas vers la reconnaissance sociale semble être une trahison.
Alors on atténue, on réussit, mais discrètement.
On s’excuse (presque) systématiquement.

Elle se loge dans les détails :

  • Le réflexe d’autodérision quand on parle de ses diplômes,

  • La peur d’être prise pour une arriviste,

  • Le besoin de justifier chaque ambition comme si elle n’était pas légitime.

On ne change pas de classe.
On change de langage, de territoire, de référentiels, mais on reste marquée.
Être transclasse, c’est être entre 2 mondes qui s’ignorent. C’est porter cette double conscience qui peut être douloureuse, mais aussi devenir une force unique.


Conclusion

Tant qu’on continuera de valoriser uniquement les trajectoires brillantes,
les femmes rurales aux rêves modestes resteront invisibles.

Il est temps de donner du prestige aux trajectoires normales.

Dans la prochaine newsletter, j’ouvrirai un espace de témoignages.
Parce qu’on ne grandit pas seules, et parce que vos voix comptent, anonymes ou pas, discrètes ou tranchantes, vos bifurcations méritent d’être racontées.


Ce jour-là, il n’y eut pas de révolte.
Juste des femmes qui cessèrent de s’excuser.
Ni modèles, ni victimes.
Juste présentes.

Mesdames,