Sélectionner une page
Les jeux de pouvoir au travail

Les jeux de pouvoir au travail

“De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce que l’on écrit avec son propre sang. Écris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit.”

Friedrich Nietzsche – Ainsi parlait Zarathoustra


Il y a 10 ans, j’entrais dans le monde du business.
J’avais à peine 30 ans, et seulement vécu quelques expériences de salariée exécutante. Je n’avais aucune notion de stratégie business, aucun réseau, aucun code, aucune idée des jeux de pouvoir que j’allais découvrir (et subir).

Je débarquais de ma campagne, avec mon bac techno et mon BTS Communication Visuelle. J’étais désireuse de me faire une place dans le monde de la communication.
Je n’avais pas fait d’école de commerce, et je n’avais jusqu’ici pas côtoyé les élites de ce monde. Complètement dans l’utopie du rêve américain, j’étais persuadée que le mythe du « self-made man ou woman » existait. Les dirigeants haut placés qui s’étaient faits seuls m’impressionnaient.

Pendant 10 ans, j’ai joué une partie d’échecs sans savoir que c’en était une.
J’ai cru qu’il me suffirait d’être bonne dans mon job, loyale et fiable.

Mais la vérité, c’est que l’entreprise ressemble moins à une salle de réunion qu’à un conseil de guerre. Le business est un jeu de pouvoir et d’alliances.

Voici un petit précis pour celles et ceux qui sont encore sur l’échiquier et qui veulent apprendre.


L’illusion de la rationalité

Si vous pensez que les décisions en entreprise se prennent froidement et de manière rationnelle, qu’elles naissent des chiffres, des matrices SWOT ou PESTEL, ou encore de l’analyse du marché, vous avez tort.

Les entreprises sont dirigées par l’Homme, et l’Homme est un animal social, qui fonctionne à l’émotion.

L’Homme d’affaires (ou la femme), tout comme le dirigeant politique, n’échappe pas à la peur : peur de l’échec, peur de perdre son territoire, peur d’être évincé. Ce sont ces émotions qui conditionnent ses décisions. Et même les esprits les plus brillants se laissent guider par elles.

Des recherches en neuroéconomie démontrent que 90 % de nos décisions sont dictées par notre cerveau émotionnel, l’instinct écrasant largement la raison.

Selon la théorie des somatic markers d’Antonio Damasio, nos corps réagissent avec un signal émotionnel (douleur, tension, alerte) avant même que l’esprit ne pense. La prise de décision se fait par le corps, pas par la logique.

D’ailleurs, lors de prises de décision importantes, d’échecs ou de conflits, n’avez-vous jamais ressenti vous-même :

  • Un battement de cœur qui s’accélère,
  • Une montée d’adrénaline soudaine,
  • Un mal de ventre,
  • L’apparition d’un eczéma,
  • Un malaise diffus ?

Cela signifie qu’un homme politique peut dissoudre une Assemblée Nationale par frustration, qu’une dirigeante peut mettre fin à son entreprise florissante par colère, ou qu’un manager peut écarter un collaborateur compétent uniquement parce que ses émotions lui indiquent de le faire.

Or, si vous voulez gravir un échelon, mieux vaut d’abord apprendre à maîtriser vos émotions, et à comprendre celles des autres.
Car tant que vous croirez que tout est question de compétences, vous risquez de rester un exécutant dans l’ombre des performants.


Ce que vous ne voyez pas peut vous détruire

Le monde de l’entreprise est comparable à un échiquier géant… Ou un Game of Thrones moins violent. (Quoique.)

On vous explique que vous êtes là pour bien faire votre travail.
Mais personne ne vous a parlé des règles qui ne sont pas dans le contrat : celles qui sont dans les couloirs, les silences, les actes plutôt que les paroles.

Il ne s’agit pas d’être bon ni d’avoir des compétences.
Ça, tout le monde en a ou peut en avoir.
Le monde du business est une guerre de territoires.
Il s’agit de créer votre propre territoire ou d’être intégré à celui de quelqu’un d’autre.

Et pour cela, il faut apprendre les codes.
Apprenez à écouter les rumeurs, car d’expérience, elles contiennent une part de vérité.
Écoutez également les personnes discrètes qui semblent avoir été évincées.
Car les « perdants » sont souvent ceux et celles qui ont le plus subi, et donc, le plus appris.
Écoutez-les. Ils n’ont plus rien à perdre, alors ce sont souvent les plus honnêtes.
Essayez de comprendre pourquoi l’autre agit ainsi. Quelles sont ses motivations réelles ?

Dans Political Skill at Work: Impact on Work Effectiveness, Ferris, Davidson et Perrewé démontrent que la compétence politique est le facteur le plus déterminant de la réussite professionnelle, bien plus que les compétences techniques ou les efforts.

Ils définissent cette compétence comme la capacité à comprendre les dynamiques sociales, à influencer les perceptions, à s’adapter à ses interlocuteurs, et à le faire avec une sincérité apparente.
C’est un tout un art : lire les jeux de pouvoir, se positionner sans menacer, obtenir l’adhésion sans forcer.

Selon leur étude, les individus qui excellent dans ce domaine :

  • Sont perçus comme plus compétents, même à niveau égal
  • Accèdent plus facilement aux promotions
  • Sont mieux protégés dans les environnements instables
  • Et surtout : inspirent confiance, même sans preuve objective de performance.

Il n’y a pas d’amitié en business

J’ai longtemps cru que l’on pouvait tisser de vraies amitiés en business.
Mais c’était une utopie.
Chacun avance pour son propre intérêt, et les relations ne sont pas affectives, mais instrumentales.
Il ne faut jamais confondre affinité et alliance.

(Si vous avez rencontré de vraies belles personnes, tant mieux.
Moi aussi. Mais ne partez jamais du principe que l’affinité protège.
La lucidité, si.)

Car ce que vous croyez être une amitié est souvent une négociation implicite.
Vous êtes accepté parce que vous êtes utile : pour votre travail, votre prestige, votre réseau, votre calme ou vos connaissances.
Et tant que vous êtes utile, vous êtes gardé.
Mais le jour où vous n’avez plus de valeur stratégique, ou pire, le jour où vous dérangez : vous êtes écarté.
Bien sûr, c’est fait dans les règles de l’art : poliment, stratégiquement, à coup de recommandés ou de « merci pour ton travail, mais… ».

Dans leur étude sur la dynamique des coalitions, Ferris et Hochwarter montrent que les relations professionnelles sont façonnées par une logique instrumentale : les individus se rapprochent de ceux qui peuvent faire avancer leur position perçue, non de ceux qu’ils apprécient réellement.

 


Apprendre les règles du jeu

Les décideurs ne sont pas toujours ceux que vous pensez.
Ce n’est pas celui qui signe qui décide, c’est celui qui influence la main qui tient le stylo.

Contrairement à l’image discrète qu’elle a toujours eu, Bernadette Chirac était redoutée dans tous les cercles chiraquiens, car c’est elle qui a relancé sa carrière après ses défaites, qui a tenu les fidèles, et qui plaçait ses pions avec plus de lucidité que son mari.

Chirac lui-même disait : “Si elle était à ma place, elle irait beaucoup plus vite.” Bernadette était la conseillère non officielle qu’on ne contredisait pas.

En entreprise, les figures du pouvoir sont rarement les plus évidentes.
Parfois, c’est l’assistante de direction.
Parfois, l’épouse, le bras droit discret, l’ami de golf.
C’est toujours celui ou celle qui rend heureux le dirigeant.
Celui qui rend heureux l’autre détient les pouvoirs.

Lorsque vous vous rendez à un afterwork, à une réunion ou sur les réseaux sociaux, observez attentivement :

  • Qui fait taire la salle ?
  • Qui dérange ?
  • Qui provoque des silences ?
  • Qui ne s’excuse jamais ?
  • De qui parle-t-on même quand il n’est pas présent ?
  • Qui protège qui ?
  • Qui donne à qui ?
  • Qui reçoit sans rendre ?
  • Qui donne trop sans retour ?
  • Qui se sert de la réussite de l’autre pour son propre crédit ?
  • Qui monte quand un autre descend ?
  • Qui grimace, qui valide d’un regard, qui ne dit rien ?

je suis certaine que vous avez eu quelques personnes en tête.
Et bien, c’est ça, les jeux du pouvoir.

La personne la plus influente n’est pas celle qui parle le plus,
c’est celle qui place ses pions sans jamais dire qu’elle joue.

Et vous, vous devez comprendre ce que chacun veut.
Pas pour manipuler, mais pour ne plus être manipulable.

Si vous ne comprenez pas les règles du jeu, soit vous stagnerez très vite face à un plafond de verre invisible, soit vous vous ferez écraser.

 


Le coût du refus de jouer

Ne pas comprendre la géopolitique d’entreprise, c’est risquer de devenir un pion sans le savoir.

Mais il faut nuancer.
Certains refusent de participer par conscience, par éthique, par refus de compromission ou par fidélité à leurs valeurs.
Ce n’est pas une faiblesse, à condition que ce soit assumé et non subi.

Personnellement, c’est lorsque j’ai compris ces règles du jeu que j’ai décidé de sortir de la partie. J’ai une autre logique, avec d’autres valeurs.
Mais tant que je n’avais pas compris les règles, je les subissais.
Aujourd’hui, je sais : Il n’y a pas de zone neutre si vous voulez monter les échelons.

Voici les principes que je propose comme bouclier :

N’offrez jamais sans stratégie.

J’ai longtemps donné sans espérer d’autre retour qu’un merci ou une forme de reconnaissance. Il y a cet adage qui dit : « Donner pour recevoir. » Suivez-le.
Ce qui est gratuit n’est pas respecté.
Donnez oui, mais sachez pourquoi, et à qui.

Posez vos limites tôt.

Peu importe si la personne est votre patron, un influenceur connu sur les réseaux, un client important… Posez vos limites et imposez vos propres règles immédiatement. Dès le premier écart, communiquez en signalant ce qui vous dérange et pourquoi.
Et si l’autre minimise les faits ou prétend que vous sur-réagissez, c’est peut-être déjà un signal que vous êtes en train de vous faire manipuler, ou au moins, que vous n’êtes pas respecté dans vos besoins et votre système de valeur.

Ne faites jamais confiance aveuglément.

À mes débuts en business, un homme, appelons-le Alfred, m’a fait travailler et m’a recommandé auprès de son cercle.
Grâce à lui, j’ai signé plusieurs contrats intéressants.
Alfred était quelqu’un « d’important » : dirigeant d’une belle start-up, adjoint au maire, influent dans beaucoup de cercles.
Je n’avais rien à lui offrir en retour, mais il était toujours disponible, flatteur, généreux. Je me sentais redevable d’Alfred, alors je me suis pliée en 4 pour lui faire plaisir. J’étais disponible à n’importe quelle heure, j’ai baissé mes tarifs, je répondais à toutes ses demandes… Je croyais à une forme de loyauté partagée, et je lui faisais confiance. Mais c’était un jeu de pouvoir parfaitement rôdé.
La bienveillance peut être un outil, et Alfred était bien plus manipulateur que bienveillant.

Gardez l’oeil sur les dissonances.

Parce que ce que vous prenez pour de la sincérité peut ne pas l’être.
D’expérience, les flatteries gratuites ou les élans de générosité sans explication sont rarement innocents. Parfois, ce sont les préambules les plus polis qui cachent les prises de pouvoir les plus toxiques.

Surveillez la dissonance entre les paroles et les actes, entre les posts publiés et les faits réels, entre les règles qui sont imposées aux autres, et celles qui sont appliquées par celui qui les énoncent… Écoutez les versions de tout le monde, et ne faites jamais confiance aveuglément.

Ce n’est pas une invitation à devenir parano, ou totalement stratège, mais un appel à rester sur ses gardes. Cessez d’être une variable sacrifiable.

Ne confondez jamais gratitude et dette.

Un “merci” ne vous lie pas à vie à une personne.
Si ce qu’on vous a donné exige une loyauté à vie, ce n’est pas de l’aide : c’est un piège.

Ne croyez pas que votre mérite vous protègera.

Le mérite est une illusion confortable.
Mais dans un monde où les égos dirigent plus que les compétences, travailler trop bien peut justement vous rendre dangereux : trop visible, trop brillant, trop indépendant.

Et dans ce cas, on cherchera à vous écarter.
En invoquant une “question de fit”, un “changement de stratégie” ou un “décalage de posture”. Parfois, on dira que vous n’avez pas tenu la pression, et que vous êtes instable.

Si vous n’apprenez pas à défendre votre place, à lire les intérêts, à sentir les glissements… votre excellence deviendra un motif d’exclusion.

Le mérite ne suffit pas.
Il faut aussi maîtriser l’arène.

Mais je ne veux pas laisser croire que tout est à jeter.
Il m’est arrivé aussi de croiser des alliés vrais.
Des personnes discrètes et, justes, qui ne jouaient pas les jeux de dupes, ou qui, comme moi, les avaient subis et refusés.

J’ai aussi appris à dire non.
À refuser des contrats où l’on attendait que je sois charmante, pas compétente.
J’ai augmenté mes prix.
J’ai posé des conditions.
J’ai pris la parole dans des espaces où je pensais ne pas avoir le droit d’exister.
J’ai perdu certains clients.
Mais j’ai gagné du respect, et surtout : je me suis respectée moi.

Ce sont ces moments-là qu’on oublie souvent de raconter.
Ceux où on se relève et où on cesse de se laisser faire.
Et ça, c’est une victoire.


Et si on apprenait tous les codes ?

On ne vous apprend pas ça à l’école.
On ne vous en parle pas non plus quand vous démarrez dans le monde de l’entreprise.
Mais un jour, vous le découvrez.
Un peu tard. Et un peu seule.

Et là, vous avez deux options :
– continuer à croire que le mérite paiera un jour ;
– ou apprendre les règles du jeu.

J’ai choisi la deuxième.
Et maintenant je les transmets à celles qui arrivent sur l’échiquier.

La loyauté comme piège, les silences punitifs, les alliances intéressées, les stratégies de bouc émissaire, les trahisons par intérêt.
Tout cela existe bel et bien dans le monde des entreprises.

Comprendre les règles du jeu, ce n’est pas s’y soumettre.
C’est décider, en conscience, ce qu’on accepte et ce qu’on refuse.

Ce monde ne changera pas tout seul.
Mais il change chaque fois qu’une femme cesse de se taire, dénonce et avance.


“Je ne vous conseille pas le labeur mais le combat.
Que votre labeur soit un combat, que votre paix soit une victoire.”

Friedrich Nietzsche – Ainsi parlait Zarathoustra

Transclasse et réussite sociale

Transclasse et réussite sociale

Il y a un an, j’ai été marraine de l’Académie de l’entrepreneuriat organisée par ma Communauté d’Agglomération. Une édition 100 % féminine.
Ce jour-là, en les écoutant pitcher leurs projets, quelque chose m’a frappée :

Durant leur pitch, aucune des candidates n’a prononcé les termes ambitionperformance ou réussite. Elles se sont présentées en parlant d’espoir d’équilibre, de faire quelque chose qui leur tient à cœur, ou encore d’espoir d’être utile aux autres.

Des femmes rurales. Entre 30 et 40 ans. Mamans, pour la plupart.
Elles voyaient l’entrepreneuriat comme un levier de changement personnel ou collectif, mais à petite échelle. Aucune ne s’était autoriser à rêverplus grand.

J’appelle ça « l’attitude de la louve en cage » .

La louve en cage, c’est celle qui a du potentiel, des désirs, mais qui a été éduquée pour ne pas déranger. Elle n’ose pas viser grand, mais elle n’ose pas non plus viser facile.
Elle attend l’autorisation.


Le ventre mou de la méritocratie

Il y a un type de réussite dont on ne parle jamais.
Celle des femmes qui ne cochent aucune case spectaculaire.

Ni boursière repérée par Sciences Po, ni entrepreneure à succès sur LinkedIn.
Celles qui, ont grandi à l’écart des grandes villes, obtenu des moyennes honorables, fait ce qu’on attendait d’elles, mais… sans jamais sortir du cadre.
Tout comme absolument toutes les femmes de ma famille, j’en ai fait partie.

À l’école, j’étais bloquée 14,5 de moyenne.
Une note qu’on complimente du bout des lèvres mais qui n’ouvre aucune porte.
Trop stable pour inquiéter, mais pas assez brillant pour être exceptionnelle.
Et on m’a souvent félicitée, mais rarement bousculée.
J’étais moyenne.

J’étais la bonne élève : docile, fiable, silencieuse.
J’ai cru que le mérite viendrait.
Alors j’ai reproduit le schéma dans le monde du travail.
J’ai avancé comme on m’avait appris : avec sérieux, loyauté, discrétion.

J’étais une louve en cage, compétente mais contenue.

Je ne comprenais pas pourquoi d’autres, à compétences égales ou moindres, se retrouvaient propulsés à des postes prestigieux. Or, la méritocratie repose sur une fiction : celle où les efforts seuls suffiraient à compenser l’absence de capital.

Selon l’OCDE, il faut 6 générations à un enfant pauvre pour atteindre le revenu moyen. 6 générations, dans le pays de l’égalité.
À l’inverse, 42 % des enfants de familles aisées restent en haut de l’échelle.

Quand on vient de ce ventre mou social, on ne soupçonne même pas qu’il existe des raccourcis, des codes implicites, des réseaux informels où tout se joue bien avant le mérite.
C’est là que j’ai grandi.
Dans cette France périphérique, province où les filles bien élevées ne revendiquent rien.

Ni révoltée, ni résignée, j’ai mis des années à comprendre que ce que je prenais pour un manque d’ambition n’était rien d’autre qu’un manque de représentation. À qui se raccrocher quand on a grandi sans savoir que l’ascension sociale existait aussi pour nous ?


Le mythe des exceptions photogéniques

On nous parle souvent des modèles de réussite issus de milieux populaires : Rihanna, JoeyStarr, Mbappé. Des figures solaires, incarnant une trajectoire fulgurante, presque miraculeuse.
Leur ascension fascine parce qu’elle semble défier les règles : on aime les histoires extrêmes, enfants d’ouvriers devenus stars internationales.
Elles nourrissent une mythologie rassurante : si eux l’ont fait, tout est possible.

Mais ce type de réussite n’a rien d’un modèle : C’est une exception.
Une anomalie qui, à force d’être brandie, devient toxique.
Car elle sous-entend que ceux qui n’y parviennent pas manquent simplement de talent, d’audace ou de travail.
Qu’il suffirait de vouloir, et d’oser.
C’est faux.

Comme l’écrit Chantal Jaquet dans Les transclasses ou la non-reproduction, ces parcours exceptionnels « offrent une prise à la pensée magique », tant ils apparaissent comme des récits de chance ou de génie.
Et cette magie finit par occulter les réalités structurelles.
On oublie les milliers d’autres qui, à trajectoire égale, n’ont pas percé.

Personne ne parle des réussites sobres et imparfaites, parce qu’elles ne se vendent pas.


Les pièges (mentaux) à abattre

Alors à part dresser un constat cynique, que peut-on faire ?

Je propose d’abord de prendre la parole et d’exposer nos vécus : nos réussites normales, nos parcours imparfaits mais authentiques. Et je propose également de s’attaquer ensemble à nos barrières mentales.

Parce que grimper l’échelle sociale, ce n’est pas qu’une question de stratégie, de réseau ou d’opportunité.
Quand on vient d’un milieu modeste, surtout quand on est une femme, l’ascension se joue sur ce que l’on pense avoir le droit de vouloir.
Ce qu’on s’interdit avant même d’essayer.
On n’ose pas parler d’ambition, de peur de passer pour prétentieuse.

Lorsqu’on grandit sans, il faut apprendre à s’autovalider.
C’est un travail lent, solitaire, et ingrat.
Mais c’est aussi le seul moyen de marcher droit dans un monde biaisé.

Voici 3 pièges que je vous invite à déconstruire :

Contre la modestie qu’on nous a greffée

On nous a appris à ne pas déranger, alors on s’efface.
On attend d’être choisies au lieu de se choisir.
C’est l’éducation des louves en cage : apprendre à mériter sans jamais déranger.

Mais personne ne viendra.
Chaque fois que vous minimisez une réussite, que vous attendez la permission pour avancer, vous renforcez votre propre cage.
Commencez par parler de vos accomplissements sans vous excuser.
Utilisez le « je » avec fierté.
Occupez l’espace qui vous revient, d’abord mentalement, puis physiquement

Contre l’analphabétisme financier qui nous enferme

L’argent serait sale, pas féminin, pas poli. Alors on ne négocie pas. On s’excuse presque de facturer. L’argent est d’abord un tabou, puis un piège.

Apprenez à connaître votre valeur marchande. Renseignez-vous sur les grilles salariales de votre secteur. Parlez d’argent avec vos collègues de confiance. Calculez précisément ce que vous coûtent vos sacrifices et ce que vous rapportent vos compétences.

Je vous invite à vous former, surtout si vous êtes indépendantes.
Je vous recommande également ce livre, d’Alexandra Martel : Ajoute un zero.

Contre la foi en la méritocratie (ou au karma)

On nous a dit : travaille bien, et on te proposera une opportunité.
Faux.

Ce n’est pas le mérite qui paie.
C’est la maîtrise :

  • Des jeux de pouvoir.

  • Des codes.

  • Des réseaux.

  • Des postures.

     

Tu doutes en silence, avances dans l’ombre, ne déranges personne. Tu es là, mais invisible. Tu peux rester brillante et dans l’ombre toute ta vie si tu n’apprends pas les règles du jeu. Le but n’est pas de t’y soumettre, mais de les utiliser à ton avantage.

Parce qu’une louve en cage, ça ne se like pas, mais une louve qui s’est libérée peut changer les règles du jeu.


La blessure impossible à réparer

Au-delà des barrières mentales, je crois que la plus grande blessure des transclasses c’est le besoin de réparation. Quand on vient d’en bas, on porte souvent en soi une dette invisible.

Et c’est à la fois un frein et un moteur pour avancer.

Je suis sur le point de valider un Bac+5 en VAE.
Il est le fruit de 20 ans de travail et j’en suis fière.
Mais je ne pense pas qu’à moi.
Je pense à mes parents qui se sont saignés pour me donner une chance,
À mes ancêtres paysans et ouvriers,
À ma famille tzigane déportée à Auschwitz.
J’entends encore cette voix : Fais mieux que nous, et n’oublie jamais.

Aucune ascension individuelle ne répare les souffrances transgénérationnelles.
Aucun poste, aucun titre, aucun salaire ne peut effacer ce passé.
Et pourtant, c’est en ayant tout ça en mémoire que j’avance.

Sur la thématique, je peux vous recommander le livre d’Elsa Vigoureux et Omar Sy : viens on se parle.

C’est une blessure qui ne se voit pas, mais qui se ressent.
D’abord dans les choix qu’on fait, puis dans ceux qu’on n’ose pas faire, et enfin, dans cette culpabilité à chaque réussite.

Chaque pas vers la reconnaissance sociale semble être une trahison.
Alors on atténue, on réussit, mais discrètement.
On s’excuse (presque) systématiquement.

Elle se loge dans les détails :

  • Le réflexe d’autodérision quand on parle de ses diplômes,

  • La peur d’être prise pour une arriviste,

  • Le besoin de justifier chaque ambition comme si elle n’était pas légitime.

On ne change pas de classe.
On change de langage, de territoire, de référentiels, mais on reste marquée.
Être transclasse, c’est être entre 2 mondes qui s’ignorent. C’est porter cette double conscience qui peut être douloureuse, mais aussi devenir une force unique.


Conclusion

Tant qu’on continuera de valoriser uniquement les trajectoires brillantes,
les femmes rurales aux rêves modestes resteront invisibles.

Il est temps de donner du prestige aux trajectoires normales.

Dans la prochaine newsletter, j’ouvrirai un espace de témoignages.
Parce qu’on ne grandit pas seules, et parce que vos voix comptent, anonymes ou pas, discrètes ou tranchantes, vos bifurcations méritent d’être racontées.


Ce jour-là, il n’y eut pas de révolte.
Juste des femmes qui cessèrent de s’excuser.
Ni modèles, ni victimes.
Juste présentes.

Mesdames,

Réussir sans partir

Réussir sans partir

Pour réussir, on ne nous a pas dit qu’il fallait partir.
On nous l’a fait comprendre.

Partir, dans l’imaginaire collectif, c’est ce que font les gens qui ont de l’ambition.
Celles qui veulent s’en sortir ne restent pas à la campagne.
Ceux qui veulent changer de vie quittent leur terre paysanne.
C’est le scénario par défaut dans une France qui centralise tout : les écoles, les opportunités, la visibilité.

À tel point qu’on a fini par croire que rester, c’était échouer, ou manquer d’audace.
Pourtant, je suis restée.

Il m’a fallu du temps pour crier haut et fort que ce choix, de rester ici, dans une région cabossée par l’Histoire, dans un territoire oublié, était un acte politique et une fidélité à mes racines.

Ce texte est né de cette question obsédante :
Peut-on réussir sans partir, quand on est une femme issue d’un territoire rural ?

À celles qui sont restées.


L’injonction à l’arrachement

L’an dernier, j’aurais pu devenir infopreneuse.
(Infopreneuse : le fait de créer et vendre des contenus numériques à visée éducative ou informative, en ligne, en monétisant son expertise. Ceux que j’ai côtoyés étaient généralement influenceurs sur les réseaux sociaux.)

 

J’étais sur la bonne voie : indépendante, rentable, visible.
On me proposait des partenariats, des interviews dans des podcasts, des lancements, des stratégies de croissance.

Je savais faire.
J’aurais su « scaler ».
J’aurais su être stratège, flatter quand il faut, me brander comme il faut…

Et quand j’ai abandonné, beaucoup n’ont pas compris pourquoi.
D’ailleurs, au début, je n’ai pas réussi à l’expliquer clairement moi-même.

Mais je n’ai pas su me trahir.
Renoncer à cette partie de moi.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : pour réussir selon les codes dominants que j’ai côtoyés, il faut s’arracher de son accent, de ses origines, de ses valeurs, de son éthique, de ce qui vous a rendue forte.

Le monde de l’infopreneuriat, tel que je l’ai observé, repose sur une esthétique de la liberté : liberté géographique, financière, émotionnelle.
La plupart des acteurs de cet environnement sont issus de la jeunesse bobo.
Bac +5, urbains, célibataires, qui refusent de vivre comme leurs parents, ils se revendiquent sans enfant, sans territoire, sans ancrage.

Cette façade esthétique qu’on peut envier (à coups de voyages, spas, restaurants, argent, et beaucoup d’exposition sur les réseaux sociaux) cache souvent un modèle élitiste, homogène, inaccessible pour beaucoup.

J’ai cotoyé de près ce monde qui se rêve hors système et ne voit pas qu’il reproduit exactement les hiérarchies du monde qu’il prétend fuir :

  • Plus tu parles fort, plus tu gagnes.
  • Plus tu t’exposes, plus tu vends.
  • Plus tu gommes d’où tu viens, plus tu inspires.

Et ce que j’ai ressenti, chez beaucoup d’entre eux, c’était du vide.
Ils se pensent « libres », mais l’impression qu’ils m’ont donnée, c’était plutôt qu’ils étaient perdus dans l’absence d’utilité de leur existence.

En 2023, une étude de l’Observatoire national de la vie étudiante indiquait que plus d’un tiers des étudiants souffrent de troubles psychologiques modérés à sévères, notamment anxiété, solitude, et perte de sens. Chez les 18–29 ans, les taux de dépression ont doublé depuis 2010. Ce ne sont pas des exceptions : c’est une génération entière en quête de repères.

Peut-être ne suis-je tombée que sur une minorité.
Mais ce que j’en ai retiré, c’est une question : avais-je envie de ça ?

Réussir n’a aucun sens si cela revient à renier d’où je viens.
Je ne voulais pas devenir l’une de ces femmes qui vivent à l’aéroport, font des réels de leurs traumas, mesurent leur impact à leurs ventes de programmes. Je ne voulais pas que des likes décident de ma valeur.

On nous répète que tout est possible.
Que les femmes peuvent réussir, entreprendre, s’émanciper.
Mais ce qu’on attend, en réalité, des femmes rurales ambitieuses, c’est qu’elles se fassent oublier ou qu’elles se transforment. Qu’elles montent à Paris ou qu’elles restent à leur place : discrètes.
Dans l’imaginaire dominant, la femme ambitieuse est mobile, détachée, cultivée selon les standards académiques, connectée. Elle parle comme il faut, vit où il faut, fréquente qui il faut.

Il y a ces femmes qu’on ne verra jamais dans les podcasts : Experte comptable à Aire-sur-la-Lys, CPE à Douai, boulangère à Beuvry, agricultrice qui tient ses comptes la nuit. Elles ne cherchent pas la gloire, mais elles tiennent la colonne vertébrale de ce pays.

Le monde des infopreneurs n’était pas le mien, et l’idée de me projeter dans une salle de classe avec des élèves de ma région me fait me sentir chez moi.

À ma place.


Ici, rien ne fait rêver. Et pourtant…

J’habite le Pas-de-Calais. Plus précisément, l’Artois.
Un territoire de briques rouges, de familles endettées, de cafés où tout le monde se tutoie, parle le chti, et d’horizons plats qui n’invitent pas à rêver très haut.

Ici, on a subi 2 guerres mondiales et un siècle de charbon.
Les stigmates sont visibles dans les corps, les murs, et les mémoires.
La précarité est une atmosphère, un héritage, une fatigue silencieuse.

Et pourtant, j’aime ce territoire.
C’est chez moi.
C’est le seul endroit où je n’ai jamais eu à me justifier d’être « trop gentille », « trop simple », « trop locale ».

Quand je vivais dans le monde de la com, de la stratégie et du marketing digital, je n’osais pas dire que j’étais d’ici. Face à des clients parisiens, luxembourgeois ou niçois, j’évoquais à peine mon territoire car je savais que ça ne faisait pas rêver. Il n’y a ni plage, ni montagne, ni station F dans les corons.

Mais il y a autre chose que les élites ignorent à propos de ma région :
On y trouve des gens entiers, issus de l’immigration, et une solidarité qu’on ne trouve pas dans les grandes villes.
On y trouve aussi de magnifiques industries.
Des entreprises pérennes, de toutes tailles, et des entrepreneurs battants, humbles et travailleurs qui n’ont rien à envier aux jeunes infopreneurs prétentieux.

Selon l’INSEE, le bassin minier du Pas-de-Calais a vu naître plus de 11 000 entreprises en 2023, dont une majorité dans l’industrie, les services à la personne et la logistique. Le programme « Territoires d’industrie » y soutient plus de 40 projets innovants, avec des investissements publics et privés massifs. La résilience économique y est discrète, mais bien réelle.

Et il y a ces jeunes qui ne croient plus en grand-chose, mais qui te regardent droit dans les yeux quand ils parlent.

Ici, chez moi, nous portons tous en nous cette soif de revanche, cette envie de prouver.

82 % des jeunes issus des zones rurales déclarent vouloir rester vivre à proximité de leur territoire d’origine, selon une enquête du CGET. Mais seulement 43 % y parviennent, faute d’opportunités ou de reconnaissance. Rester devient alors une manière de dire : ce territoire mérite mieux qu’un départ honteux.

On dit que réussir, c’est partir.
Mais partir d’ici, c’est renoncer à soi.
Partir d’ici, c’est quitter des racines qu’on n’a jamais appris à aimer, et qui nous ont pourtant nourris.

Avec mon mari, on a souvent évoqué cette idée de partir.
On ne l’a jamais fait.

Rester, c’est aussi faire le choix de transmettre, de réparer ici, pas ailleurs.

 

Nos familles sont ici.
Leurs entreprises, leurs histoires, leurs douleurs.
La grand-mère polonaise, arrivée à 9 ans sans parler un mot de français.
Le grand-père tzigane, marchand ambulant devenu ouvrier.
Les parents, les enfants, les souvenirs.

Ce territoire m’a tout donné.
Il m’a formée, endurcie, structurée.

Et je ne le fuirai pas pour briller.
Je préfère rester ancrée ici, même dans l’ombre.


Transmettre là où on ne nous attend pas

En France, seuls 6 % des élèves de lycée professionnel intègrent une classe préparatoire ou un cursus universitaire long. Le déterminisme social y est brutal : un élève sur deux n’obtient pas son premier vœu post-bac, souvent faute d’accompagnement. Leur horizon est souvent limité par ce que le système pense être leur plafond.

En septembre, je prendrai ma place dans une salle de classe.
En lycée professionnel, dans ma région, auprès d’élèves qui, pour beaucoup, me ressembleront à 16 ans.

Et je sais déjà ce que je ne leur dirai pas.

Je ne leur parlerai pas d’égalité des chances.
Je ne leur vendrai pas le mythe du mérite.
Je ne leur dirai pas qu’il suffit de travailler dur pour y arriver.

Parce que ce serait un mensonge.

Ces jeunes devront se battre plus que les autres.
Travailler 2 fois plus pour être vus.
Contourner les réseaux auxquels ils n’ont pas accès.
Cacher leur accent, leur adresse.
Ne pas rêver tout haut, mais ne jamais renoncer.
Faire preuve d’endurance, de malice, d’autonomie.
Et surtout : d’une volonté que personne ne viendra nourrir pour eux.

Mais je ne leur dirai pas non plus que c’est foutu.

Parce que ce serait aussi un mensonge.
Je serai là pour leur donner des clés.
Des armes.
Une mémoire.

Et ce que je veux leur dire, c’est :
Vous n’avez pas à avoir honte de votre filière.
Vous n’avez pas à vous excuser d’être ici.
Ce lycée est une base, pas une voie de garage.
Croyez en vous, quoiqu’on vous dira.

Je veux qu’ils sachent qu’on peut venir de loin sans s’écraser.
Qu’on peut garder son intégrité dans un monde de performances.
Qu’on peut construire une vie belle, même sans bac général, capital social, ou sans vivre en métropole.

Je veux leur montrer que la réussite ne se limite pas à sortir de son milieu.
Qu’on peut aussi rester et y devenir utile et libre.


Réussir, c’est quoi ?

On nous a dit que réussir, c’était monter les échelons, changer de ville, ou de réseau.
Partout sur les réseaux, je vois des gosses de 30 ans revendiquer qu’ils font mieux que leurs parents, et surtout, qu’il faut tout faire pour ne pas leur ressembler.
Il faut briller, être vu, être exceptionnel.

Mais à qui profitent ces définitions ?

Elles fabriquent des hommes et des femmes isolés, stressés, des carrières brillantes mais solitaires.
Elles invisibilisent ceux et celles qui réussissent de façon traditionnelle.
Ceux qui construisent dans l’ombre, qui tiennent des familles.
Ceux qui font juste leur métier.
Ceux qui ne racontent pas en ligne mais qui savent.

Je me revendique comme un signal faible qu’un autre récit de la réussite féminine est en train d’émerger, en dehors des métropoles, des codes, et des radars.

Nous sommes nombreuses à chercher à réussir autrement sans partir ou jouer un rôle, mais en voulant s’exprimer malgré tout.
Des femmes de terrain, de transmission.

L’INSEE rappelle que 1,6 million de personnes en France travaillent dans des métiers artisanaux, agricoles, ou techniques, souvent invisibles dans les médias, mais indispensables. On parle peu de ces réussites lentes, locales, stables.
Pourtant, elles assurent la transmission, le lien social, l’économie réelle.

Et si c’était ça, réussir ?

On nous a dit que réussir, c’était partir.

Je pense que réussir, c’est transmettre.
C’est bâtir, ici, avec ce qu’on a.
C’est assumer qu’il n’y a pas un seul modèle, mais mille manières de s’élever.

Avoir les pieds dans la terre, et la tête dans un projet plus grand que soi.
Élever des enfants, une classe, prendre la parole.
Faire circuler ce qu’on a appris.
Ne pas chercher à être applaudi, mais partager pour que d’autres avancent et fassent mieux encore.

Se sentir à sa place, même si cette place ne fait rêver que vous.
On peut rester soi, chez soi, et s’élever.

La vérité cachée sur les femmes qui réussissent

La vérité cachée sur les femmes qui réussissent

« Quand j'ai commencé à fréquenter la petite-bourgeoisie d'Y..., on me demandait d'abord mes goûts, le jazz ou la musique classique, Tati ou René Clair, cela suffisait à me faire comprendre que j'étais passée dans un autre monde. » Annie Ernaux – La Place.

Il y a 2 jours, je suis tombée sur la publication d’une entrepreneuse trentenaire.
Jeune maman. Jolie. Débordée.
Elle expliquait qu’elle était épuisée, mais qu’elle tenait.
Parce qu’elle était lucide au milieu de son propre chaos.

J’ai failli liker.
Par réflexe ou sororité automatique.
Puis j’ai compris ce que ce récit sous-entendait, et je me suis ravisée.

Ce n’est pas à cause d’elle, mais à cause de ce qu’on célèbre à travers elle.
Cette idée qu’il suffit d’être forte, alignée et bien entourée.
Ce récit-là, vendu comme universel, n’était pas pour moi.


Transclasse : un mot pour dire le décalage

"Un transclasse, c’est une personne qui change de classe sociale, généralement en franchissant des barrières importantes, comme passer de la classe ouvrière à une classe supérieure, souvent à travers l’école ou le travail." Chantal Jaquet

C’est là que le mot m’est revenu : transclasse.
Une philosophe contemporaine, Chantal Jaquet, parle de celles et ceux qui changent de classe sociale mais restent marqués par leur origine.

Ni vraiment d’ici, ni tout à fait de là-bas.
Un décalage permanent.
Une fracture intérieure que personne ne voit mais qu’on ressent partout.

Elle dit :“Le mérite est une croyance qui sert à légitimer les inégalités.”“Les transclasses ne sont pas des exceptions héroïques. Elles sont le fruit de circonstances très particulières – affectives, économiques, sociales. Rien ne s’invente à partir de rien.”

Ça m’a secouée.
Parce que moi, j’y ai cru, à cette fiction.
J’ai cru qu’en travaillant plus, en me cultivant, en me faisant coacher, en m’alignant mieux, j’allais y arriver.
J’ai cru que mon inconfort était un échec personnel.

Alors qu’en réalité, c’est le système qui est verrouillé.

Et ça, ça change tout.
Ça déplace le regard.

Parce que ça veut dire que si toi, tu galères,
si tu as tout donné mais que ça ne décolle pas,
si tu ne comprends pas pourquoi tu n’y arrives pas “comme les autres”
Ce n’est pas parce que tu manques de motivation ou d’ambition.
Ce n’est pas parce que tu n’es pas “alignée”.

C’est peut-être parce que tu viens de plus loin, que ça te demanderait bien plus de sacrifices, et que le monde est construit pour celles qui sont nées au bon endroit.


Les bonnes élèves du système

Car oui, cette femme a du mérite.
Mais elle ne vient pas du même monde que moi.

Elle, elle a grandi dans un milieu social favorisant.
Urbaine, fille d’entrepreneur, elle connaît les codes.
Elle a fait une grande école de commerce avant ses 25 ans, elle a le réseau, la culture. Elle parle un langage qui rassure les investisseurs, séduit les partenaires, fait vibrer l’algorithme.

Moi, je suis une fille de la campagne, un peu gauche.
Issue d’un milieu modeste. Je n’avais ni code, ni culture.
Je me suis lancée en autodidacte, croyant naïvement que travailler dur suffirait.
J’ai appris le langage des autres.
J’ai imité, adapté, compris les règles longtemps après les autres.
À l’énergie. À la débrouille. À l’instinct.

Et oui, j’ai changé de classe sociale.
Aujourd’hui, je vis dans une belle et grande maison.
J’ai une superbe famille.
J’ai bâti quelque chose.
J’ai même obtenu un diplôme d’une grande école de commerce… À 36 ans.
Mes enfants font désormais partie de « la bonne classe ».

Mais on ne change pas de conscience sociale en changeant de mobilier.
La mémoire reste.

Je suis libre de dire d’où je viens, sans honte, et je refuse qu’on m’impose l’effacement comme condition de ma liberté.

Quand une entrepreneuse connectée « ralentit » en partant à Maurice sur un coup de tête avec son mari cadre sup’, c’est le prolongement logique d’une trajectoire où le sol est déjà balisé. Elle évolue dans un monde pensé pour elle.


Des modèles de réussite pluriels

Et il y a une autre chose qu’on ne dit pas assez.
Aujourd’hui, beaucoup de femmes de 25 ou 30 ans, surtout sur les réseaux, s’exposent fièrement comme « réussites« .
Elles sont entrepreneuses, elles voyagent, elles ne veulent dépendre de personne.
Et c’est leur droit. Et c’est beau.
C’est même souvent ce qu’on attend d’elles : être « libres« , « flexibles« , « digital nomad« . Elles incarnent un modèle d’autonomie absolue, sans attaches, sans enfants, sans territoire.

Mais ce modèle-là n’est pas universel.
Il est même très partiel.
Il coexiste avec d’autres formes de réussite, moins visibles mais tout aussi valables.

On parle beaucoup de « discriminations systémiques », mais rarement du mépris culturel envers les territoires ruraux.

Il passe par des blagues, des accents caricaturés, des clichés sur les “cul-terreux”, les “beaufs”. Il se niche dans les phrases qu’on dit sans y penser : “C’est paumé ici”“Y a rien dans ton coin”“T’es pas d’ici, toi…”

C’est un mépris ravageur qui nous transforme en caricatures.

Il fait croire que réussir, c’est forcément partir.
Et que rester, c’est échouer.

Quand on a deux enfants, un mari, un village, des proches à porter, des racines concrètes, la « réussite » ne se mesure pas au même endroit.
On ne voyage pas sur un coup de tête.
On ne passe pas 6 heures par jour à créer du contenu.
On transmet. On tient la maison. On assure la logistique de plusieurs vies.
Et pourtant, on crée.
On bâtit. Souvent sans faire de bruit.

Ces femmes-là ne sont pas moins fortes.
Elles sont moins visibles, parce qu’elles vivent, au lieu de se montrer.


Un système de visibilité sélectif

Le problème, ce n’est pas ces femmes entreprenantes et visibles.
C’est ce qu’on applaudit à travers elles.
Ce qu’on érige en courage héroïque : du confort emballé dans du storytelling, du privilège travesti en mérite.

Sur les réseaux, l’inspiration féminine tourne en boucle.
Mais les profils mis en avant sont souvent les mêmes : Jeunes. Blanches. Urbaines. Issues de milieux favorisés. Passées par les grandes écoles. Connectées à l’écosystème. Coachées. Codées.

Bien sûr, il existe aussi des contre-exemples, des femmes qui ont traversé les frontières de classe ou de territoire et qui ont gagné en visibilité.
Mais elles restent l’exception plutôt que la règle.


Ce que le système choisit de montrer

Les chiffres le confirment :
L’étude SISTA/Mirova Forward montre que les récits médiatiques sur l’entrepreneuriat féminin glorifient des parcours balisés.
Willa et Roland Berger ajoutent que la majorité des entrepreneuses mises en avant sont déjà intégrées aux bons réseaux.

Et les autres ?
Les filles de caissières, d’agriculteurs, de femmes de ménage.
Celles qui viennent de petites villes, de zones blanches, de départements oubliés des politiques publiques.
Elles existent. Mais on ne les raconte pas.

Ce système choisit les femmes qu’il peut applaudir sans se remettre en question.
Celles qui ne menacent pas les règles du jeu.

Et pendant ce temps, d’autres se taisent.
Elle encaissent sans se plaindre, car on les ferait passer pour envieuses si elles osent parler.


La découverte d’une identité sociale

Je ne savais pas que j’étais transclasse.
Je croyais juste que je n’étais jamais vraiment à ma place.
Pas assez chic pour les bourgeois.
Plus assez “simple” pour ceux restés “en bas”.
Un entre-deux flou, que rien ne valide, que personne ne formule.

Et puis j’ai lu Jaquet.

Elle écrit : « Le mérite est une croyance qui sert à légitimer les inégalités. »Et encore : « Les transclasses ne sont pas des exceptions héroïques. Elles sont le fruit de circonstances très particulières. Rien ne s’invente à partir de rien. »

Ce que Jaquet m’a appris, c’est que je ne suis pas un modèle.
Je suis une preuve.
Une faille dans le système.


La ruralité, angle mort des politiques d’égalité

Quand on parle de « réussite féminine » en France, on pense souvent à la banlieue du 93 chicifiée, à la start-up nation en jupe. Ces femmes ont des dispositifs ciblés, ce n’est pas suffisant, mais c’est déjà plus que pour bien des territoires ruraux.

Il est vrai que plusieurs politiques d’égalité des chances se sont concentrées sur les quartiers urbains prioritaires. L’École, Sciences Po, les médias : beaucoup ont regardé vers les ZEP. Et tant mieux pour ces territoires qui ont aussi leurs défis propres.

Mais la ruralité a souvent été le parent pauvre de ces politiques.
Moins visible médiatiquement, moins concentrée géographiquement, elle reste souvent en dehors des radars. Bien que des initiatives existent (comme les programmes « Territoires d’industrie » ou certains dispositifs des régions), elles demeurent insuffisantes face à l’ampleur des besoins.

C’est vrai que la ruralité, ce n’est pas sexy.
Il n’y a pas de hashtag pour “la fille de l’Artois” ou du bassin minier.

Et pourtant, les femmes rurales existent.
Elles montent des boîtes. Élèvent des enfants. S’instruisent seules.

Elles le font avec des contraintes spécifiques : moins d’infrastructures, moins de réseaux de soutien formels, parfois moins d’accès au numérique.


Des voix qui émergent, mais qui restent rares

Même les livres censés nous représenter nous oublient.
Dans Patronnes, d’Élodie Andriot, toutes ou presque ont fait des écoles de commerce, ont levé des fonds, ont grandi dans un milieu cultivé.
Ce sont des femmes brillantes. Mais déjà armées.

Pourquoi parle-t-on si peu de celles qui réussissent hors cadre ?

Les femmes issues des territoires ruraux sont les grandes oubliées de la réussite.
Dans les postes à responsabilité, leur absence saute aux yeux, quand on prend la peine de regarder.

En 2019, en Occitanie, seulement 25% des dirigeants de sociétés (SARL, SA, SAS) étaient des femmes. Et cette proportion s’effondre à mesure que la taille de l’entreprise augmente. En 2021, dans les Hauts-de-France, elles ne représentaient que 18% des maires et 31% des premiers adjoints, alors qu’elles constituent 41% des élus locaux.

Cette double peine, être femme et venir de la campagne, se traduit par une forme d’invisibilité sociale.


Annie Ernaux : une voix qui a ouvert la voie

Et pourtant, il y a eu Annie Ernaux.

Prix Nobel de littérature, fille d’un ouvrier devenu petit commerçant, élevée dans une épicerie de campagne normande.
Elle devient professeure, puis autrice.
Et sans jamais trahir ce qu’elle est, elle écrit ce que tant d’entre nous n’avons jamais osé formuler.

La PlaceLa Honte.
Elle dit, avec une lucidité glaçante, ce que ça coûte de changer de monde sans effacer le précédent.
Elle raconte la gêne sociale, l’entre-deux, les silences.
Le fait de parler un français sans accent mais de penser avec une mémoire ouvrière. Le fait de se sentir déplacée, même en ayant réussi.

Son œuvre entière est un acte de légitimation des voix populaires.
Une manière de dire :
« Tu n’es pas folle. Tu n’es pas seule. C’est le monde qui n’est pas codé pour nous. »

Elle n’a pas attendu qu’on l’invite. Elle a pris la parole.
Elle a assumé d’écrire pour, et pas seulement depuis.


Vers des solutions concrètes

Face à ce constat, que pouvons-nous faire concrètement ?

Pour les femmes rurales et transclasses :

  • Créer des réseaux de mentorat alternatifs, par et pour les femmes issues de milieux modestes et de territoires ruraux
  • Développer des espaces de formation adaptés aux contraintes spécifiques (logistique, garde d’enfants, accès numérique)
  • Documenter, témoigner et partager nos histoires, nos obstacles, nos stratégies, nos réussites – même partielles
  • Repenser les notions de réussite et de mérite en valorisant des parcours non-linéaires.

Pour les institutions et organisations :

  • Décentraliser les incubateurs et accélérateurs pour les implanter en territoire rural
  • Adapter les critères d’évaluation des projets au-delà des seules métriques de croissance rapide
  • Renforcer l’accès au numérique dans les zones blanches
  • Favoriser l’entreprenariat collectif (coopératives) qui peut être plus adapté aux valeurs et réalités des milieux populaires…

À vous, mesdames

J’écris pour celles qu’on ne voit jamais dans les livres ou les podcasts.
Pour les lycéennes qui vivent dans des petits villages.
Celles à qui on dit qu’il suffit de vouloir.
Celles qui sentent bien que ce n’est pas vrai, mais qui n’osent pas le dire.

J’écris pour celles qui se lèvent tôt, qui cumulent les jobs, les tâches, les enfants, les “tu devrais”.
Celles qui apprennent seules, en silence.
Qui disent “pardon” avant de prendre la parole.
Qui n’iront peut-être jamais à HEC, mais qui n’en sont pas moins capables.

J’écris contre le poison de la honte sociale.
Celle qui ronge, qui fatigue, qui isole.
Celle qui fait croire que si on n’y arrive pas, c’est qu’on n’a pas assez 
“travaillé sur soi”.
Assez médité. Assez networké. Assez 
“pensé positif”.

C’est faux.
Le monde est injuste.

Et il est facile de prôner l’existentialisme et de croire à l’absolue liberté quand on n’a jamais connu la gêne sociale, la honte d’un accent, la peur d’être déplacé.

Ceux qui ont grandi du bon côté l’oublient vite.
Ils ne mentent pas. Ils ne savent même plus.
Mais nous, on s’en souvient.

Si tu viens d’un petit village.
Si tu n’as pas d’oncle à Paris, pas de papa mentor, pas de cousine dans la com.
Si tu ne sais pas te vendre, mais que tu sais travailler.
Si tu portes encore la honte d’avoir grandi sans, et le poids de devoir prouver que tu vaux quelque chose…

C’est normal.
Sache que pour toi ce sera plus difficile.
Le niveau de sacrifice ne sera pas le même.

Et si, un jour, comme moi à 40 ans, tu regardes autour de toi et que tu te rends compte que tu as tout donné…
Que tu ne briseras plus de plafond.
Que tu n’iras pas plus haut.
Que tu es « arrivée »… Mais nulle part vraiment…

Ne baisse pas les yeux.
Ce n’est pas toi qu’il faut remettre en question. C’est le plafond.


On ne nous attend pas. Et pourtant, on arrive.
Avec nos silences, nos enfants, nos cicatrices et nos mots.

On n’a pas grandi pour briller.
Pourtant si on se met à parler, ça va trembler.
À votre tour mesdames : prenez la parole.


Cette phrase, je n’ai pas besoin de la chercher loin. Elle surgit. Dans toute sa netteté, sa violence. Lapidaire. Irréfragable. Elle a été écrite il y a soixante ans dans mon journal intime. « J’écrirai pour venger ma race. Faisait écho au cri de Rimbaud : « Je suis de race inférieure de toute éternité. » J’avais 22 ans. J’étais étudiante en lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale. Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance. Qu’une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l’école avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire. En quoi ma réalisation personnelle aurait-elle pu racheter quoi que ce soit des humiliations et des offenses subies ?» - Extrait de l'article du journal Le Monde - Discours de la Prix Nobel de littérature 2022 Annie Ernaux

Sophie.

P.S. : Si tu as aimé ce billet et que tu veux me soutenir, tu peux le liker et/ou le repartager. 💖


Sources

SISTA x Mirova Forward (2022) – Égalité des chances et entrepreneuriat féminin en France. → https://mirova-foundation.org/wp-content/uploads/2023/10/SISTA-MIROVAFORWARD-rapport-DEF.pdf

Willa x Roland Berger (2021) – Entrepreneuriat féminin dans la tech : leviers et obstacles. → https://shs.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2016-2-page-130?lang=fr

Chantal JaquetLes transclasses ou la non-reproduction, Presses Universitaires de France, 2014. → https://www.puf.com/les-transclasses-ou-la-non-reproduction

Annie ErnauxLa Place (1983) et La Honte (1997), Éditions Gallimard.
Articles : « J’écrirai pour venger ma race », le discours de la Prix Nobel de littérature 2022 – Journal Le Monde 2022, « Je ne pensais qu’à désobéir » – Journal Le Monde 2016
→ La Place – Gallimard
→ La Honte – Gallimard
→ J’écrirai pour venger ma race
→ Je ne pensais qu’à désobéir

Élodie AndriotPatronnes. Elles changent l’entreprise pour changer le monde, Marabout, 2023.
→ https://www.fnac.com/a16873313/Elodie-Andriot-Patronnes

INSEE – Mobilité sociale : dernières données 2019.
Et Les femmes peu nombreuses aux postes à responsabilités.
→ https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381474
→ https://www.insee.fr/fr/statistiques/6440738

Pourquoi faut-il cesser d’être gentille

Pourquoi faut-il cesser d’être gentille

À 15 ans, j’ai quitté ma campagne du Pas-de-Calais pour aller étudier à l’Ecole Supérieure des Arts Appliqués et du Textile, à Roubaix.
J’avais l’air d’un poussin sorti de l’œuf : gentille, crédule, sans défense.
Résultat : la première semaine, à Eurotéléport, 2 filles m’ont racketté mon portable.

20 ans plus tard, je tiens à transmettre cette leçon avant de redevenir une anonyme d’ici quelques semaines : dans le monde du travail, du business ou même de l’éducation, les naïves se font dévorer.

Ce billet, c’est pour vous, si vous avez du cœur, de l’élan, des rêves, et que vous voulez réussir sans vous faire croquer.


Comment les gentilles se font manger.
Une ingénuité structurelle

Quand on est gentille (et j’utilise ce mot avec tous les sous-entendus péjoratifs qu’il véhicule) on pense que les autres fonctionnent comme nous.
Alors, on fait confiance trop vite et parfois, on devient exactement ce que les personnalités toxiques cherchent : quelqu’un de disponible, d’utile, de malléable.

D’autant plus si vous avez des blessures non digérées, un besoin de reconnaissance, ou un fantasme de mentor providentiel. Car plus vous cherchez une tribu ou un sauveur, plus vous attirez ceux qui sauront utiliser ce vide contre vous.

Le psychologue Paul Babiak et le spécialiste mondial de la psychopathie Robert Hare l’ont documenté dans leur livre Snakes in Suits: When Psychopaths Go to Work. Ils montrent que les personnalités narcissiques, machiavéliques ou psychopathes sont surreprésentées dans les postes de pouvoir (dirigeants, cadres, influenceurs), notamment en entreprise. Jusqu’à 4 % des cadres dirigeants répondraient à ces critères, contre 1 % dans la population générale.

Pourquoi ? Parce que ces profils veulent être adulés, dominer ou contrôler et qu’ils excellent dans l’art de séduire, manipuler, créer une dette symbolique.

La conviction que la gentillesse suffit n’est pas une faiblesse individuelle.
Elle est le produit d’une construction sociale, culturelle et genrée. Elle s’enracine dans des systèmes d’éducation, des normes de genre et des mécanismes professionnels qui, ensemble, façonnent une ingénuité structurelle.

L’entraide valorisée dans les milieux modestes

Dans les milieux ruraux ou modestes, l’entraide est valorisée comme une vertu. On y apprend à être serviable, reconnaissante, fiable.

Ces qualités sont transmises comme des normes sociales, sans inclure la notion de stratégie ou de négociation.

Cette éducation peut conduire à une vision idéalisée des relations humaines, où l’on suppose que la bonté sera naturellement récompensée.

La socialisation différenciée des filles et des garçons

Les filles sont encore majoritairement éduquées à la compliance émotionnelle.
Elles apprennent à éviter les conflits, à être conciliantes, à valoriser l’harmonie des relations.

Cette socialisation genrée les prépare moins à affronter les rapports de force ou à revendiquer leurs droits.

Selon une étude de France Stratégie, en 2022, un quart des Français continue d’adhérer fortement ou modérément aux stéréotypes de genre, avec un écart significatif entre femmes et hommes.

Les transclasses face aux codes implicites du monde du travail

Les femmes transclasses, c’est-à-dire celles qui changent de classe sociale au cours de leur vie, arrivent souvent dans le monde du travail sans avoir été préparées aux logiques implicites de pouvoir, de dette, de hiérarchie symbolique.

Elles peuvent croire qu’en faisant bien leur travail, elles seront reconnues.
Or, le monde professionnel ne fonctionne pas sur la reconnaissance, mais sur l’opportunité.

Comme l’explique Chantal Jaquet, philosophe spécialiste de la question des transclasses, ces personnes doivent naviguer entre leur milieu d’origine et leur milieu d’acculturation, ce qui implique de comprendre et d’adopter de nouveaux codes sociaux et professionnels .


La manipulation : une pratique ordinaire, pas toujours malveillante

Souvent perçue comme malveillante, réservée aux individus toxiques ou aux situations extrêmes, la manipulation est pourtant omniprésente dans nos vies, notamment dans le monde professionnel. Travailler, c’est influencer, convaincre, obtenir quelque chose. Et parfois, c’est utiliser l’autre.

Les gens vous sollicitent parce que vous êtes visible, parce que vous savez des choses qu’ils ignorent, ou parce que vous leur êtes utiles. Ils ne sont pas là pour vous, mais pour ce que vous leur apportez.
Ce n’est pas grave, à condition que vous le sachiez, et que ça vous convienne.
Vous pouvez très bien entretenir des relations de circonstance, à condition qu’elles soient conscientes, équilibrées, et sans illusion.
Ce ne sont pas des amitiés, mais des partenariats.

Ce qui devient toxique, c’est quand une relation de pouvoir est déguisée en lien affectif.

  • Quand un compliment cache une attente.
  • Quand une mise en lumière crée une dette.
  • Quand une aide gratuite attend un retour jamais explicite, mais toujours exigé.
  • Quand on vous complimente mais qu’on ajoute un mais immédiatement derrière.
  • Quand on vous rabaisse sous couvert d’humour…

En business, la plupart des gens sont stratèges.
Ils se servent de vous, comme vous vous servez peut-être d’eux.
C’est un jeu d’influences.

Mais ça, pour les naïves, gentilles, sorties de leur campagne, ce sont des choses difficiles à appréhender.

Techniques de manipulation courantes

Plusieurs techniques de manipulation ont été identifiées et étudiées par des psychologues :

  • Le pied-dans-la-porte.
    Cette technique consiste à obtenir un premier accord sur une demande peu coûteuse pour ensuite formuler une demande plus coûteuse. L’acceptation de la première demande augmente la probabilité d’acceptation de la seconde.
  • La porte-au-nez.
    À l’inverse, cette technique implique de faire une demande excessive qui sera probablement refusée, suivie d’une demande plus raisonnable. Le contraste entre les deux demandes rend la seconde plus acceptable.
  • L’amorçage.
    Il s’agit de présenter une offre attrayante pour obtenir un engagement, puis de modifier les conditions de l’offre une fois l’engagement obtenu.

Plus toxiques, et qui malheureusement existent :

  • Le gaslighting.
    Cette forme de manipulation mentale vise à faire douter une personne de sa mémoire, de sa perception de la réalité et de sa santé mentale, en déformant ou en niant des faits.
  • Flatterie ou valorisation excessive.
    Utiliser des compliments pour gagner la confiance et obtenir des faveurs.
  • Culpabilisation.
    Faire sentir à quelqu’un qu’il est responsable des problèmes ou des échecs, même s’il n’en est pas la cause.
  • Isolement.
    Éloigner une personne de ses collègues ou de ses soutiens pour mieux la contrôler.
  • Dénigrement.
    Critiquer ou ridiculiser quelqu’un pour diminuer sa confiance en soi et sa crédibilité.
  • Triangulation.
    Faire intervenir une troisième personne pour se renseigner sur vous, vous rappeler leur existence, créer de la jalousie, de la compétition ou du doute.
  • Confusion volontaire.
    Alterner flatterie et humiliation, pour créer un état de dépendance émotionnelle.
  • Projections.
    Accuser l’autre de ce que le manipulateur fait lui-même (mensonges, trahisons, etc.).
  • Doubles contraintes.
    Poser deux injonctions incompatibles (ex. : “sois autonome, mais fais comme je dis”).
  • Surcharge cognitive.
    Noyer l’autre sous des justifications, chiffres, logiques floues pour le décrédibiliser.
  • Chantage affectif.
    Lier l’amour, la loyauté ou la reconnaissance à une obéissance implicite.
  • Silence radio / retrait brutal.
    Punition psychologique visant à créer un manque ou une panique.
  • Hyper-disponibilité soudaine.
    Phase de “love bombing” ou de générosité exagérée pour récupérer une emprise.
  • Discrédit externe.
    Miner la réputation de la personne auprès d’autres pour l’isoler ou décrédibiliser sa parole.
  • Inversion de la charge.
    Faire croire que la victime est en réalité le problème.
  • Amorçage.
    Obtenir un engagement sur une base flatteuse, puis changer les termes.
  • Fausse urgence / pression.
    ”l faut décider maintenant”, pour empêcher la réflexion.
  • Micro-agressions répétées.
    Sarcasmes, blagues douteuses, sous-entendus pour user lentement la confiance.
  • Exigences floues.
    Ne jamais clarifier ce qui est attendu, pour pouvoir toujours reprocher un manquement.
  • Renforcement intermittent.
    Alterner encouragements et rejets pour créer un attachement addictif (cf. “effet casino”).
  • Feindre la vulnérabilité.
    Se présenter comme fragile ou victime pour éviter les critiques ou prendre le pouvoir indirectement.
  • “Faveurs” intéressées.
    Offrir une opportunité pour créer une dette symbolique.
  • Cooptation faussement bienveillante
    Se présenter comme mentor ou sauveur, puis instaurer une domination.
  • Vol d’idées ou de mérite.
    S’attribuer le travail des autres tout en les mettant en position d’infériorité.

Vous pouvez mettre en place des stratégies pour les contrer.


Entrepreneuriat féminin : l’illusion de la dette symbolique

Dans le monde de l’entrepreneuriat féminin, une dynamique s’installe souvent : celle de la dette symbolique. Cette dette, non contractuelle et non monétaire, naît de services rendus, de mises en relation ou de soutiens informels, et peut évoluer en une forme de dépendance psychologique ou professionnelle.

La dette symbolique : un piège insidieux

J’ai vu des femmes brillantes perdre leur autonomie à cause d’un apporteur d’affaires, d’un partenaire généreux ou d’un influenceur les mettant en lumière.

Cette sensation de dette peut les amener à accepter des conditions désavantageuses, à retarder des décisions stratégiques ou à maintenir des relations professionnelles déséquilibrées.

C’est un mécanisme bien connu.

Le baromètre SISTA x BCG révèle que les femmes entrepreneures sont moins financées, moins soutenues, plus isolées que les hommes — mais souvent plus résilientes. Cette solitude les pousse parfois à s’accrocher à des figures toxiques ou paternalistes, par manque d’alternatives visibles.

Une étude de l’INSEE indique que 10 % des travailleurs indépendants dépendent économiquement d’un client unique, ce qui les expose à des risques accrus en cas de rupture de la relation commerciale.

La dépendance économique : une réalité préoccupante

Cette dépendance à un client unique ou dominant peut entraîner une perte d’autonomie et une vulnérabilité financière.

Les femmes entrepreneures, en particulier, peuvent se retrouver dans cette situation en raison de réseaux professionnels moins étendus ou de difficultés d’accès au financement.

Selon une étude de Proparco, les femmes entrepreneures ont des perspectives de croissance inférieures de 38 % par rapport à celles des hommes, en partie à cause de l’accès limité aux ressources et aux réseaux.

Les implications psychologiques et professionnelles

La dette symbolique peut également avoir des répercussions sur la confiance en soi et la prise de décision.

Les femmes peuvent hésiter à refuser des propositions, à négocier des contrats ou à mettre fin à des collaborations, de peur de paraître ingrates ou déloyales.


5 règles pour ne pas se faire dévorer

Voici quelques principes fondamentaux, notamment pour les femmes transclasses qui cherchent à évoluer dans le monde professionnel :

1. Dire non / stop sans vous justifier

Dire non n’est pas un acte d’égoïsme, mais une affirmation de soi. Il est important de comprendre que la réaction de l’autre ne dépend pas de vous, mais de ses propres expériences et émotions.

2. Reconnaître les signes de manipulation

Restez vigilante face aux comportements manipulateurs, qui peuvent inclure la flatterie excessive, la culpabilisation ou l’isolement.
Apprenez à identifier ces signes permet de se protéger et de maintenir des relations professionnelles saines.

3. Cherchez le respect, pas l’amour

Celles qui veulent être aimées, validées ou acceptées par un mentor, un influenceur, un groupe, finissent exploitables, culpabilisées, sous-payées ou silencieuses.
Cherchez le respect, et cherchez à être reconnue pour votre expertise et votre travail. Les hacks n’existent pas.

4. Ne confondez pas gratitude et dette

Un service, une opportunité, un coup de pouce… ce n’est pas un pacte de sang.
Vous pouvez remercier, mais vous n’avez pas de dette à vie. Sinon, ce n’était pas de l’aide, c’était une prise de pouvoir.

5. Fiez-vous à votre intuition

Si c’est flou, si quelque chose cloche, même sans preuve, écoutez. L’intuition, c’est la synthèse silencieuse de toutes vos données internes. S’il y a dissonance, alors c’est réel. Si vous hésitez, si vous ressentez un stress ou que ça vous éteint, alors c’est stop. C’est un principe de base.

Bonus : Bon à savoir

Vous ne pouvez pas faire la différence immédiatement.
Parce que les vrais gentils et les manipulateurs ont les mêmes signaux au départ :
douceur, attention, intérêt pour vous, empathie apparente.

Mais le test, ce n’est pas ce qu’ils montrent, c’est ce que vous ressentez dans votre corps au fil du temps. Et ce que vous observez quand vous posez une limite, ce sont les actes qu’ils font en public versus, ceux qu’ils font en privé.


Conclusion

Ce que j’ai mis 20 ans à comprendre, je vous l’ai donné aujourd’hui.
Le monde professionnel ne récompensera jamais votre bonté, mais il respectera vos limites si vous apprenez à les poser. La gentillesse est une force conditionnelle, pas une faiblesse.

Alors, restez cette femme sincère, généreuse, chaleureuse.
Mais ajoutez-y un filtre : Un délai de réponse, un contrat clair, des conditions explicites, une phrase prête à dire stop.